De la pêche à la ligne

Dominique Dhombres  • 12 janvier 2012 abonné·es

Je me suis toujours demandé qui pouvaient bien être ces pêcheurs à la ligne qu’on voit, tôt le matin, sur les bords de la Seine. À Paris, capitale. Comme je n’ai strictement plus rien à faire de mes journées, ce dont je remercie quotidiennement la Cnav (Caisse nationale d’assurance vieillesse) et quelques autres vieilles complémentaires qui ont la bonté de payer pour tous mes services rendus, je vais maintenant vous révéler le secret le mieux gardé de Paris, son arcane la plus cachée.

Vous êtes prêts ? Cela va être dur, très dur. Il n’est pas sûr qu’après les révélations que je vais vous faire, la France, oui, j’ai bien dit la France, conserve son triple A. C’est terrible, c’est même, si l’on y songe, abyssal. Avant de vous dévoiler cette petite horreur, dont je suis le découvreur mais non l’inventeur (je n’invente rien !), je vais vous promener un peu. Il vaut toujours mieux faire que dire, dit-on. Peut-être ! Mais si on aime les mots, qu’on s’en délecte, comme de l’andouillette, il est possible, que dis-je, il est certain qu’on aime mieux dire que faire. Enfin, c’est selon. Les avis sont partagés. Il y a les amateurs d’andouillette, qui sont une confrérie que je salue au passage. Il y a les inquiets du portefeuille, les suiveurs d’indices (boursiers, les indices, vous aviez deviné, j’espère), qui n’ont d’yeux que pour la note de la France. Ah ! Ah ! Ah ! comme dit Christophe Alévêque, un rigolo qui a décidé de se présenter à l’élection présidentielle. Un comique, quoi. Allez l’évêque !

Bon. Et nos trois ou quatre pêcheurs du petit matin parisien ? On y vient ! On y vient ! Il n’y a pas le feu au lac, comme disent les Suisses. Enfin, on dit que les Suisses disent ça. Mais avez-vous déjà entendu un Suisse le dire ? En vrai, comme disent les enfants. Si c’est le cas, merci d’écrire à mon intention à Politis , qui fera suivre. C’est une question de langage que je surveille comme le lait sur le feu, qui me tient à cœur, quoi ! J’ai des loisirs, j’y ai déjà fait allusion.

Les pêcheurs à la ligne, donc. Ils ont muté. Oui, vous avez bien lu. Ils ont muté ! Ce ne sont plus les mêmes. On nous les a changés. Ils ne sont plus comme avant ! Vous en voulez une autre ? Une de ces répétitions que les profs rayent rageusement des copies mais qui font le charme des comptines enfantines, des chansons populaires et, pour les grands drogués, les accros, les maniaques (chers lecteurs, chères lectrices), le fond de sauce du discours politique contemporain.

Il est temps d’en venir au fait, qui justifie mon propos et fait trembler ma main à l’instant même où je vous parle, enfin c’est une façon de dire puisque je tape sur mon clavier. Soyez courageux ! C’est dur. Très dur. Épouvantable. Indicible ? Pas tant que ça, en fait, puisque je vais vous le dire. Attendez encore un peu ! Mais non, je ne vous tape pas dessus. Seulement sur le clavier ! Si je vous fais attendre, c’est pour vous attendrir. Comme le bon boucher fait avec l’escalope. Je vous prends pour des escalopes ? Je n’ai pas dit ça. Vous exagérez toujours.
On y vient ? On y est.

Je le dis très calmement, même si j’ai conscience du caractère solennel de la chose. Les pêcheurs à la ligne, à Paris, le matin, sont désormais majoritairement chinois. Oui, chinois. J’ai bien dit chinois.
Il est temps, cher lecteur, chère lectrice, de regarder la réalité en face. Elle est raide. Elle est amère. Elle a le goût du petit matin blême et du café noir refroidi. La France, oui la France, n’ayons pas peur des majuscules, est en passe de perdre son triple A. Nous le savons, les agences de notation nous le promettent, à leur manière, en faisant des bourdes terribles. Elles se trompent de bouton, annoncent la fin du monde puis envoient un rectificatif.
Tout cela n’est rien, comparé à l’apparition du pêcheur à la ligne chinois, jeune, souriant, plutôt costaud, sur les quais de la Seine. Cela, c’est la fin des haricots ! La fin de tout. Les haricots ? Je ne vous les conseille pas avec l’andouillette !

Le prétexte de cette digression est un poème de Charles Baudelaire :
« Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange
Le troupeau mortel saute et se pâme sans voir
Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange
Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir. »

Je conclus. De bon matin, j’ai rencontré un jeune pêcheur chinois qui avait sorti de l’eau, quelques jours plus tôt, un sandre de neuf kilos près du pont d’Austerlitz. Il l’a mangé en famille. C’était bon, m’a-t-il dit. Bien meilleur qu’un silure, pêché, quasiment au même endroit, par un autre Chinois. Le sandre, c’est infiniment meilleur que le silure. Et même, si on veut être précis, le silure est parfaitement immangeable.

Moral : le pêcheur à la ligne parisien du bord de Seine est désormais plus souvent un Chinois qu’on ne le croit encore parfois. Et il est nettement plus sympa que le vieux pêcheur bougon d’antan qui ne daignait pas lever les yeux sur le promeneur solitaire. Encore moins lui parler. Sourire ? N’en parlons pas !
On a donc gagné au change.

Digression
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