« Bovines » : la vache, un mystère à percer

Dans Bovines, son premier long-métrage, Emmanuel Gras explore le fantasme du bonheur bucolique.

Christophe Kantcheff  • 23 février 2012
Partager :

Retour de Cannes, l’an dernier, l’auteur de ces lignes a été gentiment brocardé par quelques esprits goguenards pour l’un de ses enthousiasmes festivaliers : Bovines , premier long-métrage documentaire d’Emmanuel Gras, présenté dans la programmation de l’Acid (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion). « Bon, alors, comme cela, tu découvres les vaches ! Tu es bien un citadin ! »

Au récit de cette anecdote, Emmanuel Gras réagit vivement : « Certains croient qu’il suffit d’avoir les yeux ouverts pour voir. C’est faux. On peut aussi passer six mois dans un pays sans rien y comprendre. C’est vrai dans la vie de manière générale. J’ai voulu faire un film sur un animal que tout le monde croit connaître. » Et que beaucoup regardent avec condescendance, la bête n’étant pas réputée pour son intelligence.

Si Emmanuel Gras s’est intéressé aux vaches, ce n’est pas pour faire un film animalier traditionnel, didactique. Bovines n’est pas non plus un plaidoyer pour le bétail contre l’élevage industriel. Le film ne prend pas la cause des vaches. Il tente de pénétrer leur mystère.

Quel questionnement est à l’origine de  Bovines  ?

Emmanuel Gras : Je me suis demandé en quoi consistait l’existence d’une vache, alors que ce que je voyais de manière superficielle ressemblait à un ennui profond : brouter, ruminer, dormir… Dès lors, il fallait basculer dans une autre dimension spatio-temporelle et regarder le monde de manière totalement différente. J’ai pensé que le cinéma permettait cela ; c’était un véritable défi !

Comment éviter l’anthropomorphisme ?

Le danger, c’est de se mettre à la place de l’animal. Je crois qu’on peut dépasser cela si on se situe dans le ressenti pur. D’où l’exclusion de toute parole et l’attention aux sensations très basiques : la matière de l’herbe, la pluie qui mouille, le temps qui passe, qui s’étire… Mon approche de l’animal, quand je tourne, n’est pas du tout intellectualisée.

Deuxième difficulté : le risque de l’ennui…

C’est pourquoi il faut des événements. À chaque plan, il y a quelque chose de nouveau à regarder. Du spectacle.

Bovines* est spectaculaire, mais de façon particulière : plus le spectateur aura de facultés à la contemplation, plus le film lui apparaîtra riche de visions…**

Un film dirige le regard, puis le spectateur peut y apporter sa part d’imaginaire – quand le film lui laisse de la place. Dans Bovines , j’ai voulu transfigurer le réel pour que celui-ci devienne autre chose que ce qu’il semble être. Plusieurs séquences du film touchent à l’abstraction. Ce qui permet à l’imaginaire du spectateur de se déployer. Par exemple, à un moment donné, un sac plastique virevolte au ras d’un champ grâce au vent. Des spectateurs m’ont dit y avoir vu le granit noir de l’Odyssée de l’espace… Cela dit, vous avez raison, le spectateur de Bovines a tout intérêt à lâcher son intellect pour mieux ressentir, à ne pas être pressé et à ne pas attendre quelque chose pour que des choses adviennent.

Le film est d’une grande beauté aussi…

Je voulais gagner le spectateur aussi comme cela, sans tomber dans les plans esthétisants pour autant. L’esthétisme ou le décoratif suscitent de l’ennui. Le rôle du son est également important dans la transmission des sensations. Par exemple, la matière du sol apparaît en fonction du bruit que font les différentes herbes broutées par les vaches.

Le film est construit selon une progression dramatique, ces bêtes étant destinées à être tuées…

J’ai voulu montrer une forme de bonheur bucolique dans cet espace d’abondance et en même temps rappeler que ce nirvana n’existe pas. Chacun de nous, moi en particulier, est tenté par le fantasme d’une existence sans violence. Parce que la violence, sous toutes ses formes, est très présente dans nos existences quotidiennes. Mais, précisément, il faut être conscient que ce n’est qu’un fantasme.

Quand on assiste à la séparation brutale des veaux, emmenés à l’abattoir, de leurs mères, la scène fait irrésistiblement penser à la Shoah. Y avez-vous songé ?

Oui, j’en étais conscient en filmant. En fait, je crois qu’il faut renverser cette vision : si on pense en voyant cette scène à la Shoah, c’est parce qu’à un moment de l’histoire humaine, des êtres humains ont été traités comme du bétail. C’est cela qui est choquant.

Bovines, Emmanuel Gras, 1 h 02.
Culture
Temps de lecture : 4 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don