La force de l’altérité

Les frères Thabet inventent dans Rayahzone une superbe acrobatique de la rencontre.

Anaïs Heluin  • 5 avril 2012 abonné·es

Une cour aux murs décrépis, abîmés par le temps, par la vie. De partout et de nulle part, quotidien, ce décor de Rayahzone ne peut qu’abriter la tragicomédie de l’existence. L’entrée en scène de Hédi Thabet confirme cette intuition, donne le ton à la fois grave et léger du spectacle créé par les deux frères Thabet. Béquilles en mains, crâne d’un animal à la face allongée posé sur la tête, l’artiste fait plusieurs fois le tour de la salle. Il prend son temps, comme pour exhiber sa particularité physique, son unijambisme.

Aucun doute, le tourneur en rond a un rapport particulier avec la mort. Mais lequel ? Peut-être incarne-t-il la grande faucheuse, peut-être l’annonce-t-il seulement : on ne le saura pas. On ne saura pas non plus très bien quelle idée, quelle abstraction personnifient les deux autres danseurs et acrobates de la pièce, Ali Thabet et Lionel About. Les identités sont poreuses dans Rayahzone . Si Ali semble être du côté de la raison et Lionel de la folie, les rôles s’inversent parfois, ce qui brouille les contours des identités esquissées.
Comme si, entre autres du fait de leurs origines tuniso-belges, les frères Thabet refusaient toute conception figée de l’individu. Ce message, ils le font passer par la simple magie de leurs corps emmêlés puis démêlés. Et par les créatures inouïes qui naissent de la rencontre de plusieurs membres, de plusieurs pensées. Composé d’une succession d’acrobaties qui figurent autant de manières d’entrer en contact avec l’Autre, le spectacle porte une éthique de la relation.

Aussi le handicap n’est-il pas, comme on aurait pu le craindre, un objet de lamentations, mais au contraire la preuve ultime de la richesse de la différence. Quelle qu’elle soit. L’homosexualité est aussi évoquée à travers la sensualité de certaines scènes entre les deux frères, et la pauvreté est omniprésente. La prise de parti en faveur de la marginalité est évidente. Celle de la Tunisie, bien sûr, et surtout celle du monde entier.

Cette universalité qui part d’un lieu précis, le chœur de cinq musiciens soufis présent tout au long de la pièce l’exprime à merveille. Il traduit une recherche spirituelle profonde, indique un au-delà du geste, un sens caché à la chorégraphie masculine simple et virtuose de Rayahzone .

Tout cela pour dire que, dans le malheur, flotte toujours une particule de ravissement. Et que le métissage, la rencontre des cultures, est une clé pour ressentir la joie au milieu du chaos, l’extase esthétique au milieu de la lutte pour la dignité, ou pour la survie.

Théâtre
Temps de lecture : 2 minutes