Marie-Odile Bertella-Geffroy : « La justice est parfois injuste »

La magistrate Marie-Odile Bertella-Geffroy analyse les relations entre justice et opinion publique.

Alexis Duval  • 7 juin 2012 abonné·es

Après avoir porté l’affaire du sang contaminé, Marie-Odile Bertella-Geffroy poursuit depuis plusieurs années l’instruction de nombreux dossiers de santé publique, dont ceux de l’amiante et de la vache folle. La magistrate déplore des dysfonctionnements dans le système judiciaire et appelle à plus d’indépendance de la justice.

Dans quelle mesure la justice prend-elle en compte l’indignation de l’opinion publique ?

Marie-Odile Bertella-Geffroy : La justice ne la prend que très rarement en compte. Je donnerai pour exemple l’indignation, filmée par la télévision, des mères d’hémophiles et des transfusés à la sortie de la Cour de cassation quand il y a eu confirmation du non-lieu dans l’affaire du sang contaminé, en juillet 2002, et celle de la presse les jours suivants. La justice était passée, point. En principe, la justice française n’agit pas en fonction de l’opinion. Contrairement à l’Italie, les qualifications juridiques pour les dossiers de santé publique ne se sont pas adaptées, surtout dans les différentes nuances de l’intention des délits d’imprudence ni dans l’aspect collectif de ces affaires, alors que la justice pénale a un champ d’action qui se situe dans la responsabilité individuelle. De plus, le parquet français, qui représente pourtant la société, ne prend pas en compte cette indignation. À vrai dire, son travail consiste davantage à s’intéresser à la poursuite pénale des délinquants qu’à la réponse aux victimes.

Il semble qu’il y ait une tendance, dans les décisions de justice, à considérer que l’indemnisation des victimes se suffit à elle-même. Dans ce cas, à quoi sert le pénal ?

C’est effectivement une réelle tendance. On s’oriente vers une société assurancielle, en oubliant le principe de responsabilité dans notre société. Dans les affaires comme le sang contaminé, le juge d’instruction, en toute indépendance et avec ses importants pouvoirs d’investigation, fait la lumière dans un tel dossier de santé publique sur les éventuels dysfonctionnements à l’origine du manque de protection des victimes parties civiles, alors qu’on connaissait le risque du sida, et sur les décisions de protection à prendre : obligation des tests sanguins et du chauffage des produits anti-hémophiliques. Le but principal n’était pas la sanction, mais de faire comprendre par un procès public les mécanismes de dysfonctionnement pour permettre d’aboutir à une prévention de tels événements. Le pénal dans ces affaires peut avoir au moins cette utilité : la prévention. Un autre exemple : quand Jacques Chirac avait décrété les accidents de la route priorité nationale en 2002, les juges avaient condamné les auteurs à des peines plus lourdes, parfois de prison. Cela avait eu un effet de prévention extraordinaire, puisque les accidents mortels ont depuis diminué d’une façon considérable et durable.

N’y a-t-il pas une sorte de double peine lorsque les victimes sont déboutées par la justice, comme dans l’affaire du sang contaminé ?

Il y a en effet des victimes qui le sont de nouveau : elles sont victimes de la façon dont la justice, et en l’occurrence la cour d’appel, a traité leur dossier. Les raisons sont diverses. Disons que la justice est humaine et n’est ni parfaite ni indépendante. Cela aurait pu être un procès exemplaire, pour que la société comprenne comment éviter dans l’avenir des catastrophes sanitaires, et ça ne l’a pas été.

L’indignation publique pourrait-elle provoquer une révision des décisions ?

Le seul recours après la Cour de cassation est la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, celle qui a écrit dans l’un de ses arrêts : « Le droit à la vie constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et il forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme » [droit à la vie, article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme]. Certains États y ont été condamnés pour ne pas avoir protégé leurs citoyens de la mort lors de catastrophes évitables. La Russie a été ainsi condamnée en 2008 pour ne pas avoir protégé de coulées de boue les habitants d’un village. Celles-ci s’étaient déjà produites auparavant et avaient déjà fait des victimes. C’est l’Europe qui nous portera en avant. Sinon, il reste les historiens, qui auront pour travail d’établir la vérité, car la vérité historique n’est pas forcément la vérité judiciaire.

Dans l’affaire de l’ Erika , une requête vient d’être déposée pour réviser la condamnation. Le motif invoqué est un point de procédure. Comment réagissez-vous en tant que citoyenne ?

À mes yeux, les procès publics ont déjà fait leur action de prévention, ce qui est une avancée considérable. Par ailleurs, la Cour de cassation ne s’arrêtera peut-être pas à cette question de procédure. Se pose souvent dans la justice la question suivante : la justice doit-elle être juste, ou doit-on appliquer strictement la loi ? Je pense que les magistrats ne sont pas la « bouche de la loi », comme le disait Montesquieu, et les procureurs des préfets judiciaires, comme disent certains. Les magistrats se doivent d’incarner l’autorité morale bien plus que le pouvoir, alors que beaucoup sont dans le pouvoir. La justice peut être injuste quand on applique la loi de façon trop rigide, ce qui donne lieu parfois à des catastrophes judiciaires, donc des catastrophes morales. Il est important de « rendre la justice » au sens propre, c’est-à-dire qu’il faut que les juges rendent justice à ceux qui la demandent avec raison et souvent avec confiance. Quant au pénal, il représente un dernier recours, comme une ultime chance pour une victime d’approcher la vérité sur ce qui a provoqué le dommage subi, et pour aider quelque part à la prévention.

Et cette chance a été manquée dans l’affaire du sang contaminé ?

Complètement. Et on verra si elle ne sera pas ratée dans les autres dossiers de santé publique. En tout cas, en ce qui me concerne, j’irai jusqu’au bout de mon travail de juge d’instruction, souvent solitaire, dans ces affaires de santé publique. En effet, quand il n’y a pas de réponse de la justice ou quand on peut penser que l’affaire est mal jugée, on peut perdre toute confiance dans la justice, dans la morale, et dans la société elle-même.

Quelles pistes sont à explorer pour améliorer le système judiciaire ?

Il y a une vraie nécessité d’indépendance de la justice et notamment du parquet, qui en France est relié hiérarchiquement au ministère, une nouvelle justice qui serait à l’image de la justice italienne, complètement indépendante du politique. Ajoutons des moyens à la hauteur des enjeux de la justice : nous sommes placés 37e sur 43 pays d’Europe concernant le budget de la justice ; une vraie politique de ressources humaines est nécessaire, à la fois dans le recrutement à l’école, puis dans chaque nomination à telle ou telle fonction ou telle spécialisation, ainsi qu’une disparition du système pernicieux de la carrière. Ce n’est peut-être pas un rêve.

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