Diverses gauches

Deux analyses divergentes, états-unienne et française, des récentes mobilisations citoyennes comme Occupy et les Indignés.

Olivier Doubre  • 6 septembre 2012 abonné·es

Anthropologue et géographe états-unien très engagé à gauche, se déclarant même « socialiste » (chose rare dans son pays), Mike Davis, dans un brillant petit essai, semble avoir repris espoir, après la déception ressentie devant la politique menée par Obama, dans les mobilisations sociales. Pour lui, un vent de radicalité souffle à nouveau dans son pays avec la nébuleuse des mouvements dits Occupy. Ce vieux routier de l’action politique, qui fut membre de la direction du SDS (Students for a Democratic Society), grand mouvement étudiant des années 1960, et avait organisé en 1965 un sit-in devant Wall Street, alors un véritable « acte de guérilla », rappelle : « Le choc désagréable d’un matériau dur contre le crâne d’un manifestant, telle est la bande-son d’une grande partie de l’histoire américaine. » Et d’ajouter : « Si vous pensez que les boxeurs poids lourds ou les joueurs de football américain sont plus sujets aux lésions cérébrales, essayez donc l’anticapitalisme ! »

Anticapitalisme, le mot est lâché – et plutôt rare outre-Atlantique. C’est bien une alternative au système économique globalisé que recherche Mike Davis, comme une grande partie de la gauche radicale du monde entier. Mais le géographe, sans renier l’héritage intellectuel du marxisme, veut voir dans les mouvements Occupy un renouvellement des capacités des fameux 99 % de la population à s’insurger et à se mobiliser. L’objectif demeure pour lui non la révolution socialiste, mais bien – en droite ligne avec le mouvement des droits civiques auquel il participa jadis – que ces « nouveaux mouvements sociaux, comme les anciens, occupent à tout prix le terrain des droits fondamentaux, et non un pragmatisme politique à court terme ».

Et de conseiller vivement aux « jeunes militants » de mettre « temporairement de côté Bakounine, Lénine ou Slavoj Zizek pour ressortir un exemplaire du programme électoral proposé par Roosevelt en 1944 en vue de son quatrième mandat : une “déclaration des droits économiques” (Economic Bill of Rights) » qui demeure, pour lui, « un vigoureux appel à la citoyenneté sociale ; un programme qui se situe donc aux antipodes de la politique timorée de l’administration Obama ». Bien que mesurée et d’inspiration franchement social-démocrate, une telle déclaration –  « sans doute la position la plus progressiste jamais adoptée par un parti politique de premier plan des États-Unis »  – est, pour l’auteur, « à la fois une idée complètement utopique et une définition toute simple de ce dont la plupart des Américains ont besoin ». La question demeure toutefois : s’agit-il là d’anticapitalisme ou d’un simple aménagement du système ? On le sait, la question divise la gauche, entre celle dite radicale et celle qui accepte bon gré mal gré le capitalisme. C’est sans doute aussi ce qui différencie les gauches radicales européennes de celles outre-Atlantique.

Moins enjoué, voire plus amer, et certainement plus « européen » de ce point de vue, le livre de Franck Poupeau, sociologue proche de Pierre Bourdieu dans la dernière décennie de sa vie, tient au contraire à se situer dans un anticapitalisme classique. Et considère que les mobilisations récentes, des mouvements Occupy aux Indignés en passant par la vague plus ancienne de l’altermondialisme (dont « l’essoufflement », voire la « déroute totale », tient certainement à ce qu’il a eu « raison trop tôt » ), sont des « échecs ». Pour la gauche radicale dont il se réclame, qui est pour lui « une attitude politique orientée vers une rupture avec le système économique et social existant », le problème demeure « l’absence d’alternative mobilisatrice au capitalisme ».

Alors que Mike Davis veut voir dans les mouvements Occupy une profonde contestation des méfaits du néolibéralisme, Franck Poupeau déplore qu’ils ne parviennent pas véritablement à « exercer un contrepoids susceptible d’infléchir les orientations institutionnelles et intellectuelles des gouvernants et des dirigeants ». Ce qui pour lui correspond à l’échec des multiples tentatives, en France en tout cas, de « refonder la gauche », qui peine à « mobiliser au-delà de la seule défense des services publics d’une part et des luttes identitaires d’autre part ». Luttes identitaires qu’il égratigne un peu vite car elles finissent, selon lui, par « délaisser » ou rendre « secondaires » les déterminants économiques et sociaux. Il reste que le livre de Franck Poupeau fait œuvre utile lorsqu’il montre combien, contre la social-démocratie européenne convertie au social-libéralisme, c’est bien « la définition de “la gauche” qui est un enjeu de luttes ». On conviendra avec lui que la gauche digne de ce nom –  « la vraie » dit-on parfois à Politis  – continue d’avoir « du mal à prendre la mesure des modes de domination qui permettent un tel gouvernement des hommes, et des choses ». Encore un effort, camarades !

Idées
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