Google Street View, l’ère de la photographie industrielle

«Les images de Google
Street View affichent
une indifférence
au sort du monde,
au bonheur ou à la
misère, à la beauté
ou à la laideur, qui
ne se trouve dans
aucune autre image
vue jusque-là.»

Ezra Nahmad  • 28 février 2013 abonné·es

es photographies de Google Street
View sont produites par des robots
juchés sur des automobiles, toujours
placés à la même hauteur, effectuant
un panoramique à 360 degrés tous
les deux mètres cinquante. Commandés à
distance, les robots transmettent les images
aux laboratoires où des techniciens les
« recollent » à l’aide de logiciels voués à reproduire
la sensation de fluidité de la circulation.
Après traitement, les images sont envoyées
vers les serveurs de diffusion.

Les photographies de Google Street View sont
pauvres ; le manque de détails, de nuances
est dicté par les règles de diffusion en ligne :
pour circuler facilement en s’affichant instantanément
sur n’importe quel écran, la photographie
doit être délestée par la réduction du
nombre des pixels, le renoncement à la finesse
des détails. Les ingénieurs de Google doivent
travailler avec des images sous-développées.
Mais l’internaute accepte ce pacte au rabais,
car les informations qui subsistent et les avantages
du procédé lui paraissent convaincants.
Aucun autre procédé photographique ou
même cinématographique n’a permis jusquelà
d’arpenter régulièrement des centaines
de milliers de kilomètres aux quatre coins
du globe, sans se déplacer physiquement.
Google Street View permet de parcourir les
rues d’un nombre impressionnant de villes ou
de régions, de savoir à quoi ressemble Tokyo
ou Ciudad de Mexico sans se rendre dans
ces villes, de planifier un déplacement ou un
voyage et de repérer toutes sortes d’endroits
pour les connaître.

Produit et vecteur de la mondialisation informationnelle
et numérique, Google Street
View appauvrit et enrichit en même temps,
il exhibe des images médiocres mais à une
échelle astronomique, en couvrant des portions de territoire
immenses.

Google Street View fait un autre
renoncement, plus terrible que
le premier : il n’y a pas d’oeil
humain à côté de l’objectif de
prise de vue, et le sacrifice de
l’engagement personnel du
photographe déshumanise les
images. La masse des images
impose un traitement industriel
et distant de la prise
de vue. La robotisation
engendre une altération
du rapport habituel entre
l’oeil et l’objet photographié
pendant la prise de vue.
Les images de Google Street
View affichent une indifférence
au sort du monde qui
ne se trouve dans aucune
autre image vue jusque-là.
Le bonheur ou la misère,
la beauté ou la laideur, la
liberté ou l’aliénation sont
vues avec une égale impassibilité
par l’objectif.

La photographie a toujours
voulu réduire des distances,
mais le déplacement du photographe
pour la prise de
vue était considéré comme
une règle. Le spectateur voit
par procuration parce que
le photographe était « là ».
Avec Google Street View, les
appareils sont télécommandés comme des
drones ou des satellites de surveillance ; l’intimité
du photographe et de l’appareil de prise
de vue disparaît.

L’éloignement des hommes du terrain de la
prise de vue vient avec un bouleversement
des relations dans la chaîne photographique,
elles aussi automatisées. Google Street View
connecte des personnes, des lieux et desactions ; des piétons photographiés dans des
rues, des techniciens dans des laboratoires,
des internautes à leur domicile ou dans des
espaces publics. Dans ce réseau, les acteurs
sont nombreux, mais leur rencontre se produit
dans un décalage temporel et géographique,
avec un clivage inédit. Les serveurs se trouvent
au centre du système, et cette distribution
permet des connexions planétaires, illimitées,
permanentes et intensives, mais indépendantes
les unes des autres. Les relations
entre personnes sont réelles et chimériques
à la fois, clôturées et segmentées, toujours
dans une logique industrielle.
Partout il y a un
gonflement numérique et
une exacerbation dans les
décalages et les écarts, les
connexions, les expériences
vécues, et l’échelle vertigineuse
du nombre échappe
aux personnes.

Le regard de Google Street
View propose un point de
vue automobile et « navigationnel
». Il décrit un monde
où le déplacement est lui
aussi robotisé, vu depuis
une automobile roulant à
une vitesse réduite, toujours
la même, un monde où le
trottoir, la marche et la plupart
des expériences et des
relations sociales sont mis
entre parenthèses.

Google Street View produit
une « automobilisation »
du regard, sa contention dans une voiture,
dans un détachement quasi paranoïaque, qui
exclut le contact avec les autres. La technologie,
parce qu’elle est récente, mais surtout
lorsqu’elle est engagée dans une production
industrielle, fige le point de vue, et dans le cas
de Google Street View elle pose un regard
autoritaire, inquisiteur et espion.

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