Les marcheuses de Belleville

Depuis quelques années, les prostituées chinoises sont de plus en plus nombreuses sur les trottoirs de Paris.

Lena Bjurström  • 7 février 2013 abonné·es

Il fait un froid de loup. Elles sont pourtant une dizaine à attendre devant les portes du Lotus Bus, cette mission de Médecins du monde adressée aux prostituées chinoises de la capitale. On les appelle les « marcheuses », en référence au fait qu’elles se déplacent en attendant le client, une stratégie plus ou moins efficace pour éviter les arrestations par la police. Originaires du nord-est de la Chine, elles ont une quarantaine d’années et ne connaissent que peu de mots français. Leur arrivée sur les trottoirs parisiens date souvent de quelques mois seulement. Une activité temporaire, le temps de mettre de l’argent de côté avant de rentrer au pays. « Au début des années 2000, nos missions de prévention ont noté une présence de plus en plus importante de femmes chinoises, parlant à peine le français, explique Tim Leicester, responsable du Lotus Bus. Nous avons donc créé, en 2004, une mission spécialement dédiée. Nous rencontrions une centaine de femmes il y a huit ans. Aujourd’hui, nous en suivons plus de mille. » Aucune n’aurait imaginé se prostituer en Chine. Mais en France, sans papiers, c’est la solution la plus efficace pour économiser rapidement. « Nous avons toutes été domestiques dans des familles de Chinois installés en France. Mais on travaille 24 h/24 pour un minuscule salaire, et nous sommes isolées dans la maison », explique Feifei en souriant. Pour elle, c’est une affaire d’argent : « On ne fait pas ça de gaîté de cœur, mais on a des dettes qu’il faut rembourser rapidement pour pouvoir ensuite économiser. » MeiLi est plus nuancée, précisant que ce travail lui apporte une liberté inenvisageable pour une domestique.

L’« indépendance » de ces femmes laisse certains ** sceptiques. Certes, elles ne sont pas, sauf exception, victimes de traite et se prostituent généralement de leur propre chef. Tim Leicester note cependant une certaine organisation de leur activité : « On ne peut pas vraiment parler de réseau organisé, c’est plus une forme de bricolage. Les appartements où elles se prostituent peuvent être “prêtés” par quelqu’un d’extérieur. » Si les cas de racket sont nombreux, ce bricolage semble considéré par les femmes comme un « service », leur évitant le risque encouru à suivre le client chez lui. Mais, rémunérée ou non, toute action favorisant l’exercice de la prostitution tombe sous le coup de la loi. « Dès que cela devient un peu trop organisé, la brigade de répression du proxénétisme intervient », souligne le responsable du Lotus Bus.

Ces interventions ont rarement pour origine une plainte de prostituée. Même si elles sont victimes de violences, les femmes rechignent à s’adresser à la police. Elles craignent une expulsion, mais aussi la perte de l’appartement qu’elles louent parfois à plusieurs. Car, si le propriétaire apprend leur activité, il s’empresse de les chasser, afin de ne pas être arrêté pour proxénétisme. Il est aussi question d’humiliation. Les prostituées chinoises supportent mal les arrestations pour racolage passif, incompréhensible à leurs yeux. MeiLi en parle avec colère : « Nous ne faisons rien de mal ! » Dans une culture où il est important de ne pas perdre la face, l’humiliation répétée peut devenir insupportable. Belleville, 21 heures. Elles sont désormais plusieurs dizaines à attendre devant le Lotus Bus. Elles plaisantent avec un bénévole de la mission. « Vous n’avez pas froid ? », demande-t-il. Une femme réplique : « Je viens de Harbin, moi [où il fait jusqu’à -25 °C en hiver, NDLR], alors le petit climat français… » Et de sourire en montant dans le bus voir le médecin, avant de repartir à la recherche de clients. Jusqu’au retour au pays, un jour, peut-être.

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