Un pont syrien vers le Français

Avec Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, la Comédie-Française ouvre son répertoire au théâtre arabe.

Anaïs Heluin  • 6 juin 2013 abonné·es

Des murs ornés de dorures et de volutes chatoyantes tels ceux d’une maison damascène, des costumes étincelants à la mode des Mille et Une Nuits et une musique originale composée et interprétée par la Libanaise Yasmine Hamdan : tout ou presque, dans la première partie de Rituel pour une métamorphose (1996) [^2], compose une atmosphère orientale. On aurait frôlé l’exotisme si de discrets éléments oniriques n’étaient venus nuancer ce cadre initial, le mettre à distance.

Un olivier la tête en bas, surtout, qui de temps à autre vient surplomber le plateau. Avec cet arbre typiquement méditerranéen, le metteur en scène koweitien Sulayman Al-Bassam dit la confusion décrite par la première pièce en langue arabe introduite au répertoire de la Comédie-Française. Il pose aussi la base de son appropriation de l’œuvre du Syrien Saadallah Wannous (1941-1997) : la mise en place d’un réalisme magique pour relier le contexte arabe de la pièce et celui de la Comédie-Française. Ainsi traitée, l’intrigue située à Damas au XIXe siècle prend l’allure d’une sublime métaphore des rapports de pouvoir ici ou ailleurs. Très peu connu en France, Saadallah Wannous occupe dans le théâtre arabe contemporain une place comparable à Brecht dans le théâtre occidental. Aussi engagé que ce dernier, il propose dans Rituel, sa dernière pièce, une réflexion sur les rapports de l’individu au politique qui, grâce au subtil dosage de réalisme et d’onirisme de la mise en scène, acquiert une dimension très actuelle et universelle. D’autant plus qu’à la distanciation déjà évoquée s’ajoute une lente marche vers le territoire du conte, menée par la figure féminine de Mou’mina (Julie Sicard), très singulière dans la dramaturgie arabe et devenue pour cela une sorte d’icône dans les pays du sud de la Méditerranée.

Femme légitime du prévôt des notables (Denis Podalydès) – lequel est découvert dès le début du spectacle en pleins ébats avec la prostituée Warda –, ce personnage initie un profond bouleversement au sein d’une société fortement hiérarchisée. Avec fragilité d’abord, puis avec une grâce libérée de toutes entraves, Julie Sicard incarne la puissance subversive de cette femme qui décide de rejoindre Warda et les prostituées de Damas. En lui faisant lentement quitter le classicisme initial de son jeu pour aboutir à une dignité statutaire, en passant par une gestuelle débordante de sensualité, Sulayman Al-Bassam fait entrer sa pièce dans le domaine du mythe. À sa suite de Mou’mina, tous les personnages ôtent leur masque. De manière plus brusque, comme on se défait d’un vêtement qui nous étouffe. Une fois les valeurs nobiliaires piétinées par le geste de révolte de la jeune femme, chaque pilier de la société de Damas ose réinventer son rôle. Responsable de l’arrestation du prévôt des notables, le mufti (Thierry Hancisse) se découvre auprès de la perturbatrice une nature libidineuse jamais exprimée jusque-là. De débauché, le prévôt des notables devient quant à lui un soufi tout ce qu’il y a de plus ascétique, tandis que des hommes de main du pouvoir se révèlent homosexuels.

Avec Julie Sicard, les comédiens qui assument ces rôles préparent l’ultime anéantissement de tout ordre scénographique. De leur agitation extrême, ils balayent le cadre oriental du début. Et ce au sens figuré aussi bien qu’au sens propre : lorsque chacun atteint le paroxysme de sa folie, la paroi qui tenait lieu de murs s’élève dans les airs puis disparaît. Comme pour laisser à la fatalité la place nécessaire à ses larges et sombres ailes, et pour faire se rejoindre tout à fait le Damas de Saadallah Wannous et la France actuelle. Le pont interculturel est achevé, il peut accueillir un des plus beaux moments de la pièce : une migration cauchemardesque de paysans chassés de leur terre par les fantaisies des puissants.

[^2]: Traduit de l’arabe par Marie Elias, Rania Samara et Hanan Kassab Hassan, Actes Sud Papiers, 2013.

Théâtre
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