Comment naît la «  police de l’écriture  »

L’historien Philippe Artières raconte comment s’est développée une « police de l’écriture » dans l’espace public.

Olivier Doubre  • 16 janvier 2014 abonné·es

Le 29 décembre 1884, un gardien de la paix parisien rédige le rapport suivant : « Constaté aujourd’hui sur le socle de la statue de la République, en face de l’Institut, les mots suivants peints en vert : “Vive le Roi”. Les lettres mesurent 10 centimètres environ de hauteur. Elles sont situées sur la partie du socle regardant la Seine. Les passants ne prêtent pas beaucoup d’attention à cette inscription. » Aussi anodin que puisse nous paraître un tel relevé, « tant la lutte contre le graffiti comme “vandalisme” fait aujourd’hui partie des prérogatives policières », il correspond à une évolution, en cette première moitié des années 1880, non seulement du métier d’un agent des forces de l’ordre, mais aussi de l’appréhension sociale de l’écrit dans et par la société. C’est en effet à partir des débuts de la IIIe République qu’un policier se doit de savoir lire et écrire, sa formation comportant désormais des « leçons de calligraphie mais aussi de lecture ». Et qu’on invente donc une véritable « police de l’écriture ».

En 1848, avec les premières élections au suffrage universel (seulement masculin et à partir de 25 ans), Paris s’est couvert d’affiches multicolores présentant les très nombreux candidats. Non sans une certaine anarchie dans leur apposition et une grande quantité de fautes, coquilles et autres « crimes de lèse-grammaire ou de lèse-bon goût », comme les a reproduits strictement un certain André Delvau, journaliste au Figaro et ami de Jules Vallès, dans un étonnant recueil paru en 1852. Après le coup d’État du 2 décembre 1851 puis la proclamation du Second Empire un an plus tard, le préfet de la Seine, le célèbre baron Haussmann, réorganise entièrement l’urbanisme, l’architecture et la circulation de Paris, « tranché à coups de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent mille terrassiers et maçons », écrit Zola dans la Curée. Pendant trente ans, chaque rue et chaque îlot de la capitale ou presque sont des chantiers. Chaque fois entourés de palissades de bois, qui se recouvrent alors d’affiches, annonçant surtout les spectacles des théâtres. Si nombreuses que la préfecture doit y mettre de l’ordre, d’autant plus qu’on les confond parfois avec certains écrits officiels. Une commission ad hoc est créée « pour traiter définitivement la question de l’affichage théâtral », et Gabriel Morris remporte un concours en proposant sa fameuse colonne. Avec le développement de l’alphabétisation, mais aussi des techniques d’imprimerie, de la lithographie, l’écrit investit l’espace public. Jusqu’aux frontons des bâtiments publics, dans les années 1870, avec les mots « République française » et sa devise « Liberté, égalité, fraternité ».

Historien, directeur de recherches au CNRS, travaillant depuis longtemps sur les écrits privés, sur l’objet et la fonction de l’archive ou les enseignes lumineuses dans la ville, Philippe Artières retrace, par ce prisme de l’écriture dans la vie sociale, cette « invention de la délinquance graphique ». Au fur et à mesure que les écrits prolifèrent, le pouvoir se doit de réagir devant ce « risque », cette « menace nouvelle », découvrant combien ils sont dotés d’un pouvoir « performatif », d’une « capacité à intervenir sur le monde social ». Dans le droit fil de Michel Foucault, source théorique fondamentale de son travail, l’historien montre comment « l’émergence de la biopolitique comprend un nouvel ordre du discours et la naissance d’une organisation nouvelle des scripteurs dans l’espace social ». L’écriture se transforme, se diffuse, circule ; il faut donc veiller sur elle « comme sur un corps vivant ». La police est évidemment en première ligne, et le savoir policier doit évoluer rapidement. Si l’après-Seconde Guerre mondiale est le règne de l’image, d’abord fixe puis animée, qui supplantera bientôt l’écriture, émerge entre 1852 et 1945 « un policier lecteur et un délinquant scripteur ». Mais c’est aussi l’époque d’un formidable développement d’une culture de masse, notamment de la presse écrite. L’historien retrace donc aussi l’évolution des techniques et celle du regard. Il produit ainsi une histoire multiforme, politique, économique, institutionnelle, humaine et matérielle, à partir de cet objet quasi inédit d’étude, l’écrit. Dont les formes et les supports sont innombrables. Jusqu’aux vêtements, la période considérée se terminant tragiquement avec « l’étoile imposée », marquée du mot « Juif », quand le regard policier condamne à la déportation. Car les écrits, s’ils peuvent être sources d’émancipation, peuvent aussi faire emprisonner, voire tuer.

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