L’art de mal aimer

Un couple à la dérive sous l’œil perçant de Rémi De Vos, mis en scène par Dag Jeanneret.

Gilles Costaz  • 13 mars 2014 abonné·es

« Chacun tue ce qu’il aime », disait Lautréamont. Pas sûr. Mais bien des gens maltraitent ceux qui leur sont chers. Rémi De Vos, l’un de nos auteurs de théâtre dotés de la vue et de l’écriture les plus perçantes, décrit l’art de mal aimer dans Occident, pièce sur l’amour – version chaotique – avant d’être aussi une œuvre sur le virus de l’extrême droite. Ce sont de courts dialogues échangés par un couple au fil des jours. Entre chaque entretien, il y a eu le passage de l’homme au café, tandis que la femme restait à la maison. Ces mots sont presque toujours des insultes. L’amour, pour l’un comme pour l’autre, passe par la recherche de l’humiliation du partenaire.

Lui est alcoolique, chômeur ou retraité. Selon les moments, il choisit entre deux établissements de la ville : celui où se retrouvent les Yougoslaves « qui n’aiment pas les Arabes » et celui où l’on n’aime aucun étranger puisqu’on y boit à la santé du « Front ». Il a le verbe haut, mais ne satisfait pas sa femme au lit. C’est du moins ce qu’elle dit, elle qui réplique du tac au tac. Immobile à la maison, elle répond à la violence des insultes ( « putain », « salope » à jet continu) par des raisonnements malins et des inventions qui font parfois vaciller le pochard. Une seule fois, tous deux parlent de partir ensemble au bord de la mer. Mais ils reviennent vite à leur compétition dérisoire : lui se croit viril en étant ordurier, elle se protège en piquant là où ça fait mal.

C’est un texte ancien de Rémi De Vos (il n’y a plus de Yougoslavie, quoique les « Yougos » doivent toujours exister dans les propos de comptoir), mais en rien démodé. Où se trouvent la pensée et l’amour dans l’opacité des cerveaux écrasés par la misère intellectuelle, sociale et sexuelle ? De ce texte très fort, jusqu’à la gêne, qui cherche le diamant de l’amour derrière l’abjection et la routine, Dag Jeanneret a tiré un spectacle dont le déroulement impitoyable fait surgir magnifiquement la pitié. Christian Mazzuchini, en matamore imbibé, et Stéphanie Marc, en victime plus forte que son bourreau, exploitent une partition différente, faite de force de frappe ostentatoire et de détresse intime. Ils donnent la lumière secrète qui éclaire l’enfer de l’amour cabossé.

Théâtre
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