Pascal Boniface : « On est passé du système féodal au système capitaliste »

Ardent défenseur du football, Pascal Boniface commente ici les évolutions
de ce sport en nous mettant en garde contre l’illusion du « c’était mieux avant ».

Denis Sieffert  • 12 juin 2014 abonné·es
Pascal Boniface : « On est passé du système féodal au système capitaliste »
© **Pascal Boniface** est directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Salaires démesurés, dérives financières, violence des supporters… Le football connaît une transformation souvent alarmante. Pourtant, estime Pascal Boniface, auteur de Géopolitique du sport, il faut se garder de mythifier un paradis perdu qui n’a, en réalité, jamais existé.

**Vous êtes un passionné de football. Mais peut-on regarder le football aujourd’hui comme hier, oublier l’afflux d’argent et les salaires exorbitants ? **

Pascal Boniface : Oui, les salaires sont excessifs, mais, quand on regarde un match, on ne regarde pas le salaire du joueur. Pas plus qu’on ne pense au salaire des comédiens quand on regarde un film, ou à celui d’un chanteur quand on assiste à un opéra. Cela n’altère pas le plaisir de ceux qui sont atteints par cette passion. En fait, ceux qui critiquent le rôle de l’argent dans le football parce qu’il y a plus d’argent aujourd’hui le critiquaient déjà auparavant. Souvenons-nous que, lorsque Kopa [^2] jouait un peu moins bien, on lui criait : « Fainéant, retourne à la mine. » Pourtant, Kopa gagnait beaucoup moins d’argent que les stars actuelles. La masse d’argent déversée dans le football n’est qu’une raison supplémentaire de détester ce sport pour ceux qui ne l’aimaient déjà pas.

Tout de même, le jeu n’est-il pas faussé par la domination financière de quelques grands clubs européens qui peuvent s’acheter des joueurs du monde entier ?

Le sport, aujourd’hui, c’est bien plus que du sport, nous dit Pascal Boniface dans son dernier ouvrage. Le directeur de l’Iris y montre comment le sport est devenu un élément essentiel de rayonnement et de puissance pour les États, un nouveau terrain d’affrontement pacifique et régulé. En permettant à la fois la montée des opinions publiques et une plus grande visibilité des événements, la mondialisation a accéléré la multipolarisation du sport. La Fifa compte aujourd’hui 209 fédérations. La Coupe du monde de football est devenue le spectacle le plus médiatisé de la planète. Pour l’auteur, les plus grandes manifestations sportives, particulièrement dans ce « village global » qu’est devenue la planète, possèdent une fonction de construction d’identité nationale. Avoir une équipe de football, c’est affirmer son existence et sa souveraineté. Les hymnes, les maillots et les athlètes sont à cet égard des supports stratégiques de notoriété. En démontrant la vitalité économique d’un pays, l’organisation de grands événements sportifs est cruciale pour le prestige national. Ce n’est pas un hasard si la Chine et le Brésil ont été choisis comme hôtes des JO au moment de leur émergence sur la scène internationale. Mais, souligne Boniface, les grands événements sportifs sont aussi un moyen de montrer ce que certains gouvernements cherchent à cacher, comme le sort des travailleurs immigrés au Qatar en vue de la Coupe du monde de 2022, par exemple.

Géopolitique du sport , Pascal Boniface, Armand Colin, « Comprendre le monde », 192 p., 17,50 euros.

Il est vrai qu’une oligarchie s’est créée. Au niveau de la Ligue des champions, une dizaine de clubs perçoivent des droits de retransmission télévisée qui leur permettent d’acheter les plus grands joueurs et de disposer des meilleurs effectifs. Mais cela ne fait pas forcément le résultat. Deux des clubs les plus riches, Manchester United et Milan AC, ne disputeront pas la Ligue des champions la saison prochaine, et un club plutôt pauvre comme l’Atletico Madrid s’est hissé cette année en finale de cette compétition. Il faut se garder de rêver d’un paradis perdu qui n’a en fait jamais existé. Dans les années 1930, Sochaux était considéré comme un club riche parce qu’il s’appuyait sur Peugeot – beaucoup plus riche que ses concurrents Sète ou Roubaix. En fait, il y a des cycles de domination qui ont toujours une fin. En France, on a connu Saint-Étienne, Marseille, Lyon, qui chacun ont dominé le championnat et se sont beaucoup enrichis. Mais il arrive toujours un moment où le règne s’achève. Bien sûr, il ne faut pas être béat. Il y a en effet plus d’argent qu’autrefois. Mais ne cédons pas au « c’était mieux avant ».

Vous n’êtes pas gêné par ce « mercato », ce marché aux joueurs mondialisé qui permet aux plus grands clubs de s’offrir les meilleurs ?

C’est dans l’intérêt des joueurs plus que dans celui des clubs. Autrefois, les joueurs n’avaient pas le droit de quitter un club sans son autorisation. Ils y restaient parfois jusqu’à 35 ans. Kopa avait été sanctionné parce qu’il avait dit que les joueurs étaient des esclaves. Aujourd’hui, ils peuvent changer de club s’ils le décident. Il y a une circulation mondiale. On est passé d’un système féodal au système capitaliste. Ce qui, d’un point de vue marxiste, peut être considéré comme un progrès. J’avoue que je me suis d’ailleurs trompé. J’ai cru que le public ne se reconnaîtrait plus dans des clubs parfois entièrement composés d’étrangers, comme Arsenal. Mais, en fait, c’est l’entité « club » qui est devenue la représentation symbolique.

En dépit de toutes ses dérives financières, qu’est-ce qui fait, selon vous, que le foot reste aussi populaire à l’échelle du monde ?

C’est un sport simple à comprendre, à part peut-être la règle du hors-jeu. Et c’est un sport qui peut se pratiquer partout et sans équipement. On peut poser au sol deux tee-shirts pour faire un but. Peu de sports ont cette simplicité. Et tout le monde peut y jouer. Il n’y a pas de morphologie type. Messi, qui mesure 1,69 mètre, et Ibrahimovic, qui fait plus d’1,90 mètre, sont tous les deux de magnifiques joueurs. Et le foot féminin connaît un essor remarquable.

Ne constatez-vous pas une aggravation de la violence dans et autour du football, qui va de pair avec l’afflux de l’argent, et également une transformation du public ?

Sur les terrains, c’est exactement l’inverse. Il y avait plus de violence auparavant que maintenant. Des joueurs formidables comme le Néerlandais Van Basten et le Français Just Fontaine ont dû interrompre leur carrière prématurément à la suite de blessures [^3]. Quant à la violence hors du terrain, elle est plus médiatisée. Par ailleurs, il est vrai que le public a en partie changé. On assiste à une « gentrification » du système des loges qui n’existait pas auparavant [^4]. Le vrai défi est de conserver le public populaire, qui apporte l’ambiance, avec le public des loges, qui apporte l’argent.

[^2]: Joueur vedette de Reims et du Real Madrid dans les années 1950.

[^3]: Van Basten en 1993, Fontaine en 1962.

[^4]: Les grands clubs louent des loges à des grandes entreprises qui les utilisent pour leur communication.

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Peut-on encore aimer le foot ?
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