Lyon-Turin : Pour qui roule donc la Fnaut ?

La Fédération d’usagers des transports, auparavant opposée à la nouvelle ligne de TGV, a fourni une étude favorable aux défenseurs du projet. Enquête sur une redoutable opération de lobbying.

Thierry Brun  • 16 octobre 2014 abonné·es
Lyon-Turin : Pour qui roule donc la Fnaut ?
© Photo : AFP PHOTO / GIUSEPPE CACACE

L’affaire n’a jusqu’à présent pas fait grand bruit. Pourtant, dès le 23 juin, lors d’une réunion au sein de la communauté urbaine de Lyon, Pierre Hémon, conseiller communautaire et président du groupe des élus EELV du Grand Lyon, s’alarmait de l’influence grandissante exercée par le Comité pour la liaison européenne transalpine entre Lyon et Turin. Présidé par Franck Riboud, dirigeant du groupe Danone, ce comité, qui a pour membres des entreprises du BTP et du secteur bancaire ainsi que des collectivités, a pour mission d’organiser le lobbying en faveur du projet de TGV entre Lyon et Turin. Selon l’écologiste, il tient « un rôle d’agence de communication en utilisant des intervenants pour faire passer les messages qu’il construit ». En outre, cette activité est « financée par des subventions publiques venant de différentes collectivités territoriales, ce qui est d’une légalité litigieuse après les déclarations d’utilité publique » .

Ces derniers temps, tribunes, études et publications en faveur du projet ferroviaire se sont en effet multipliées. Et la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut), notamment, ainsi que deux agences de conseil et de communication, Casablancas et Media9, ont reçu des commandes qui s’inscrivent dans le cadre d’un plan de communication lancé par le comité en question, également nommé Comité pour la Transalpine. Quel genre d’activité mène ce comité ? Une note destinée à Jean-Jack Queyranne, président du conseil régional Rhône-Alpes, et à Éliane Giraud, vice-présidente du conseil régional, déléguée aux transports, aux déplacements et aux infrastructures, dont nous avons une copie, répond à cette question, abordée lors de l’assemblée générale ordinaire du 13 mars, au siège de la région Rhône-Alpes. Cette note indique que le Comité pour la Transalpine a contribué en 2013 à la « formalisation d’un argumentaire et d’éléments de langage communs en faveur du Lyon-Turin ». Elle évoque notamment une « étude commandée à la Fnaut, avec éléments de réponse aux principaux points soulevés par les opposants » .

La future ligne ferroviaire, qui nécessiterait le creusement d’un tunnel de 57 kilomètres, est en effet très contestée. En juin 2013, elle avait été jugée non prioritaire par la commission « Mobilité 21 », chargée de hiérarchiser les projets dans le cadre de l’élaboration du schéma national des infrastructures de transport. Et son utilité est réfutée par des experts ferroviaires, notamment un ancien dirigeant de la SNCF, des élus de droite et de gauche, des collectifs de citoyens, des syndicats et des associations environnementales [^2]. Le soutien au projet de la part de la Fnaut ne peut qu’étonner. Contacté par Politis, son président, Jean Sivardière, déclare qu’il a bien été en relation avec le Comité pour la Transalpine (qui, lui, refuse de nous répondre) : « On les connaît. On a la même analyse qu’eux. » Il confirme la commande d’une étude, qui a donné lieu à une synthèse de six pages publiée en novembre 2013. Il affirme par ailleurs qu’il « a toujours été favorable au projet Lyon-Turin.Ce point de vue résulte de décisions anciennes de notre bureau et n’a jamais été contesté depuis lors [^3] ». Pourtant, en février 1999, Jean Sivardière critiquait vivement le projet, s’inspirant alors d’un rapport de la commission Brossier sur la politique des transports dans les Alpes [^4]. Selon ce rapport, « un tunnel ferroviaire de 54 kilomètres entre Saint-Jean-de-Maurienne et Suse  [en Italie] n’est ni urgent ni, peut-être même, nécessaire », écrivait le président de la Fnaut. Et le tunnel du futur projet Lyon-Turin était « une opération gigantesque et très risquée, [qui] coûterait 30 milliards de francs, difficiles à trouver ». Il précisait : « La commission souligne aussi, comme la Fnaut l’a déjà fait, que “réaliser le tunnel de base en priorité serait mettre la charrue avant les bœufs, car sa capacité serait très supérieure à celle des sections ferroviaires amont et aval”.  » En 2003, Jean Sivardière reprenait la plume [^5] pour demander d’ « accélérer les investissements décidés ou envisagés sur le réseau ferroviaire existant ». L’urgence consistait, selon lui, à transférer « volontairement, rapidement et massivement le trafic routier sur le rail : tel est pour la Fnaut l’objectif prioritaire ». C’était aussi, et c’est encore, celui des opposants à ce gigantesque projet au coût faramineux, estimé en 2012 à plus de 26 milliards d’euros par la direction du Trésor et Réseau ferré de France (RFF).

Les analyses du président de la Fnaut sont cependant radicalement différentes dans l’étude de novembre 2013. Les arguments des opposants sont maintenant « trompeurs et remplis de contradictions ». Il est « illusoire de croire que l’abandon du Lyon-Turin bénéficierait aux lignes existantes », écrit Jean Sivardière, et le tunnel est désormais « d’un coût acceptable puisqu’il sera partagé entre l’Union européenne, l’Italie et la France ». Le projet est aussi jugé « bénéfique à l’environnement » .

Cette étude a été diffusée par le Comité pour la Transalpine, qui l’a publiée sur son site Internet sans préciser qu’il s’agissait de sa propre commande. Le Comité a également mis « à disposition de l’ensemble des partenaires » l’agence Media9, pour « assurer le plan de communication et de lobbying en amont du sommet franco-italien de novembre 2013 », indique un compte rendu d’assemblée générale ordinaire. On ignore le coût de cette opération, mais Pierre-Jérôme Henin, qui dirige Media9 et fut porte-parole adjoint de l’Élysée pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, a effectivement produit en octobre 2013 une « plateforme d’argumentaires et d’éléments de langage, l’argumentation actuelle des partisans du Lyon-Turin [étant] trop technique et pas assez politique ». Ces « éléments de langage » prétendent que « le tunnel existant date de 1871 »  (sic) et que sa capacité « à plein régime sera de toute façon insuffisante ». Ces affirmations sans preuve sont aisément réfutables : « La ligne ferroviaire Dijon-Modane-Turin a été rénovée, et ses 19 tunnels ont été mis au gabarit B1 pour mettre les semi-remorques sur le rail », explique Daniel Ibanez, l’un des opposants au projet de TGV, spécialiste du dossier. De plus, la capacité de la ligne existante, reconnue par RFF,est de 22 millions de tonnes de fret par an. Cela veut dire qu’on peut mettre la totalité du fret franco-italien dans les Alpes du Nord sur le rail. Et il restera encore de la marge [^6] ! » Plus grave, l’argumentaire affirme que le « coût d’accès au marché italien est actuellement le plus cher d’Europe : grâce au tunnel de base, il baissera de 40 % ». Un chiffre sans fondement, selon Daniel Ibanez : « Où se trouve le calcul de ces 40 % de baisse ? Par rapport à quoi ? Quelle est la part de l’amortissement des lignes à 149 millions d’euros du kilomètre dans cette affirmation ? » Surtout, est-il justifié ** de subventionner une association de lobbying avec de l’argent public, alors que le projet a été déclaré d’utilité publique en août 2013 ?, s’interrogent les élus EELV du Grand Lyon, qui relèvent que les études et argumentaires en faveur du projet Lyon-Turin sont financés par le Comité pour la Transalpine avec des fonds publics. À elle seule, la région Rhône-Alpes subventionne l’association à hauteur de 113 000 euros, « un montant inchangé depuis 2006 », indique la note du comité. « De plus, la Région met gracieusement à disposition de l’association des locaux et équipements au sein du bâtiment Eolis [pour une valeur d’environ 65 000 euros] ».

Pour sa part, le président de la Fnaut martèle qu’il n’y a « aucun assujettissement de l’association » au comité : « Nous sommes une association de consommateurs agréée et avons l’habitude de recevoir des commandes publiques. Le Comité pour la Transalpine est un organisme à caractère public. Cela n’est donc pas un problème ». Mais alors, pourquoi Jean Sivardière et d’autres partisans du projet multiplient-ils études et tribunes avec les mêmes « éléments de langage » ?

[^2]: Le projet Lyon-Turin est éclaboussé par des conflits d’intérêt et des procédures judiciaires. Voir aussi Politis.fr

[^3]: Fnaut Info n° 217, septembre 2013.

[^4]: Fnaut Info n° 71.

[^5]: « Intégrer la transalpine ferroviaire fret dans une politique cohérente », 11 mai 2003.

[^6]: L’objectif fixé par l’UE pour 2050 est de 50 % des transports de marchandises par d’autres modes que la route ou l’aérien.

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