L’appel des standards

C’est un Dylan inattendu qui officie sur ce nouvel album entièrement composé de reprises.

Jacques Vincent  • 12 février 2015 abonné·es
L’appel des standards
© **Shadows in the Night** , Bob Dylan, Sony. Photo : Merlyn Rosenberg

Entre les publications d’inédits et les albums en studio, il ne se passe pas une année sans un retour de Bob Dylan sur le devant de l’actualité. À l’automne dernier paraissait ainsi un coffret regroupant l’intégralité des fameuses «  basement tapes » [^2], enregistrées par Dylan en 1967 avec le Band, dans le sous-sol (d’où leur nom) d’une maison située près de Woodstock. Une centaine de chansons alternant compositions nouvelles et reprises diverses puisées dans l’immensité de l’océan musical américain et subitement ramenées à la surface. Pendant longtemps ces bandes ont constitué un Graal que seuls quelques initiés parvenaient à acquérir sous la forme de disques pirates, par définition aussi difficiles à dénicher qu’incertains quant à leur qualité sonore. Ce n’est qu’en 1975 qu’une partie fut officiellement éditée sur un double album qui laissait le fan encore largement sur sa faim mais garantissait tout de même un événement considérable. Ce dont Dylan, fidèle à lui-même, feindra de s’étonner en déclarant : « Je croyais que tout le monde les avait déjà. » Si l’événement est moindre aujourd’hui, cette intégrale laisse difficilement insensible et a évidemment assuré un formidable cadeau de Noël.

À peine passé cet épisode, on apprenait la sortie prochaine d’un nouvel album studio, intitulé Shadows in the Night. On attendait une suite de Tempest, sorti il y trois ans, et on se trompait du tout au tout. Ce nouvel opus ne contient en effet aucune chanson originale mais, à l’instar des disques du début des années 1990, Good As I Been to You et World Gone Wrong, il est entièrement composé de reprises. La différence tient au répertoire. Les premiers piochaient dans l’histoire du folk et du blues ; le nouveau est entièrement composé de standards de la chanson américaine, des années 1920 aux années 1960. En résumé, le dénominateur commun de ces titres est Frank Sinatra, qui les a tous interprétés. Une partie, donc, du patrimoine de la musique américaine sur lequel Dylan ne s’était jamais penché. On ne s’attendait d’ailleurs pas à ce qu’il le fasse un jour. L’étonnement est assez grand pour que, dans l’interview que Dylan a donnée au magazine américain AARP, son interlocuteur lui demande s’il ne considère pas avoir pris un risque en faisant ce disque. Question sans fondement pour quelqu’un qui peut évidemment faire ce qu’il veut depuis longtemps. Et ne s’en est d’ailleurs jamais privé. Lui qui a toujours montré autant de talent dans ses interviews que dans ses chansons répond d’ailleurs sincèrement : « Un risque ? Vous voulez dire comme quand on traverse un champ de mines ? Ou que l’on travaille dans une usine de produits chimiques ? Il n’y a rien de risqué à faire des disques. »

On peut penser que la même sincérité a conduit Dylan à la réalisation de cet album, ce que semble indiquer l’approche qui l’a amené à traiter toutes ces chansons avec autant de respect que d’humilité. Il est clair que Dylan n’a pas cherché à adapter ces chansons à son style, mais s’est au contraire adapté à elles. En témoignent une façon de chanter et une voix qui n’a pas été aussi claire et fluide depuis des années. En revanche, il a aussi trouvé un moyen personnel de les approcher. Connues pour être parées de grands arrangements, de cordes notamment, ces chansons sont ici portées certes par des cordes mais exclusivement celles de deux guitares, d’une pedal steel guitar et d’une basse, sur un mode ténu qui ne cherche jamais pour autant à les amener sur un autre terrain que celui qui les a vu naître. Shadows in the Night restera sans doute dans la discographie dylanienne comme un pas de côté, voire une incongruité pour certains. Une parenthèse, disons, d’ailleurs sitôt refermée comme semble en témoigner la photo du dos de la pochette montrant Bob Dylan absorbé dans la contemplation d’un 45 tours portant l’iconique logo du label Sun, celui d’Elvis et de Jerry Lee Lewis. Symbole d’une ancienne et durable fascination.

[^2]: The Basement Tapes Complete , Bob Dylan And The Band, Sony.

Musique
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