Du côté de la place Vendôme

Joseph Beauregard tourne un documentaire consacré à une histoire des gardes des Sceaux depuis 1981. Une réflexion sur les rapports entre justice et politique, mêlée de sentiments.

Jean-Claude Renard  • 5 mars 2015 abonné·es
Du côté de la place Vendôme
© Photo : AFP PHOTO / JEAN PIERRE MULLER

Certes moins exposé qu’un Premier ministre, ou sans doute moins qu’un ministre de l’Intérieur, celui de la Justice occupe cependant l’un des postes les plus en vue de la République. Des plus risqués aussi. Lequel n’a pas été confronté aux crises et aux pièges, aux contradictions, aux boulets à traîner, aux conflits à gérer, aux scandales à négocier sous les projecteurs des médias ? De 1981 à 2012, pas moins de dix-sept ministres de la Justice ont occupé la Chancellerie, place Vendôme. Qu’on se souvienne, et autant les citer : Robert Badinter, après Maurice Faure (dont tout le monde a oublié qu’il a été le premier ministre de la Justice de Mitterrand, durant quatre semaines, du 22 mai au 22 juin 1981), puis Michel Crépeau, Albin Chalandon, Pierre Arpaillange, Henri Nallet, Michel Vauzelle, Pierre Méhaignerie, Jacques Toubon, Élisabeth Guigou, Marylise Lebranchu, Dominique Perben, Pascal Clément, Rachida Dati, Michèle Alliot-Marie, Michel Mercier et enfin Christiane Taubira. Dans cette liste exhaustive, on observe d’emblée les figures marquantes et les passages inaperçus, certains en transit, d’autres là pour apaiser la cocotte-minute. Raconter ce poste « de l’intérieur », telle est la volonté du documentaire ambitieux, en deux volets, réalisé par Joseph Beauregard, coécrit avec Laurent Greisalmer et produit par l’INA pour France 5.

Sujet original s’il en est : l’histoire du 13, place Vendôme n’a jamais été traitée par le documentaire. Elle ne l’est, à chaque fois, qu’à travers un personnage ou par le prisme d’un fait divers, d’un lieu ou des affaires. Un récit d’autant plus passionnant que Joseph Beauregard a réussi à faire passer devant sa caméra 14 des 17 ministres de la Justice dans cette période (Maurice Faure et Michel Crépeau étant décédés, Pierre Arpaillange – né en 1924 – trop affaibli). À chaque entretien, tous se prêtent au jeu des questions, entre deux et trois heures (pour un documentaire de 2×52’). À ces entretiens, filmés sobrement, s’ajoutent des plans de la Chancellerie, de prison, du palais de justice, l’évocation en archives du flux de l’actualité. On n’est pas là dans la spectacularisation ni dans les révélations, mais dans un récit intime, l’appréhension d’une fonction, d’une « mission noble, belle, mais que je sais déjà difficile », songe Christiane Taubira à peine nommée, ne serait-ce, peut-être, que parce que « le propre de la justice, c’est de produire de l’insatisfaction, du mécontentement, de la frustration ». D’un propos et d’une image à l’autre, La parole est aux gardes des Sceaux s’avance suivant trois axes narratifs (les sentiments humains, l’exercice du pouvoir ministériel, le monde de la justice), soulevant de nombreuses questions. À commencer par ce que le réalisateur nomme « une curieuse solitude », qui tiendrait notamment dans l’opposition entre liberté et sécurité, c’est-à-dire entre le garde des Sceaux et le ministre de l’Intérieur, avec quelques rapports sous tension, plus étouffés à droite, sur la place publique à gauche. À droite, entre Jacques Toubon, « en marge de sa famille politique, contraint d’appliquer les idées de son gouvernement », confie-t-il, et Jean-Louis Debré, sur ses lois sur l’immigration (Juppé à Matignon arbitrera en faveur de l’Intérieur). Également entre Dominique Perben et Nicolas Sarkozy, le premier refusant les peines plancher exigées par le second (son successeur, Pascal Clément se montrera plus coopératif dans la répression, notamment sur la récidive et la chasse aux immigrés, assumant aujourd’hui, face caméra, parfaitement ses positions). À gauche, déjà, entre Robert Badinter et Gaston Defferre, la question du contrôle d’identité avait musclé les rapports. Le premier, incarnation d’une gauche morale, seul non élu dans cette longue liste de gardes des Sceaux, porté par un idéal et des principes, ne parviendra jamais à faire passer toutes ses réformes.

D’un côté, la défense des libertés individuelles, de l’autre, l’ordre et le tout-sécuritaire, la tentation du populisme pénal, a fortiori quand la question de sécurité devient un enjeu électoral. Où l’on observe dans cet affrontement, souvent à droite, la volonté d’instrumentaliser la justice, sinon d’en faire un sous-ministère de l’Intérieur. Et, quand elle n’est pas au pouvoir, de distinguer deux gauches en présence, l’une humaniste, l’autre répressive. Face aux prétendus « angélistes », les réalistes. Première femme nommée au poste, Élisabeth Guigou se heurtera ainsi aux « sauvageons » de Chevènement et à une remise en cause de l’ordonnance de 1945 pour les mineurs. Une opposition qu’elle minimise aujourd’hui, exacerbée par les médias, selon elle, mais bien réelle au regard des archives. Christiane Taubira face à Manuel Valls en est le dernier exemple, dans une opposition qui se retrouve dans les politiques pénales au centre des tâches de la Chancellerie, alors que chaque nouvel entrant entend marquer une rupture avec son prédécesseur. Faut-il punir davantage ? Convient-il d’aménager les peines ? Quel traitement pour la récidive ? Doit-on construire plus de prisons ? Rompant résolument avec Robert Badinter, son prédécesseur, Albin Chalandon sera le premier à ouvrir les partenariats public/privé, livrant « des prisons clés en main » (l’expression fera sourire les détenus, tandis que la gauche s’accommodera très bien de ces nouvelles prisons), à faciliter les contrôles d’identité, à durcir les lois relatives à la période de sûreté et la comparution immédiate, à restreindre les remises de peine.

Sous la houlette de Sarkozy, on sait quelle réponse a apportée Rachida Dati, en symbiose avec la place Beauvau : outre la réforme de la carte judiciaire et la suppression de nombreux tribunaux, ce seront les peines plancher et l’engorgement des établissements pénitentiaires. Encore faut-il gérer les prisons, qui demeurent la charge la plus lourde du ministre. « À son corps défendant, dit Joseph Beauregard, le garde des Sceaux est le premier maton de France. À lui de gérer le sordide quotidien carcéral. » Pour Robert Badinter, ce fut son « obsession ». Comme pour Élisabeth Guigou, dont le souvenir de la première rencontre avec cet univers carcéral, dans la vieille prison Sainte-Anne, à Avignon (qu’elle fera fermer au plus tôt), reste gravé dans la mémoire, douloureusement. Mais, observe-t-elle encore aujourd’hui, « humaniser les prisons, c’est être accusé d’excuser la délinquance ». Être taxé de laxisme, quand on est ministre socialiste de la Justice, c’est un classique. Christiane Taubira en sait quelque chose. « En faisant croire qu’on est complaisant avec les délinquants, que l’on vide les prisons, qu’on met les citoyens en danger, il est facile de faire du ministre un bouc émissaire. » Sur cette politique pénale, à chacun son bilan, au sein d’un ministère confronté à des budgets toujours réduits, que chaque représentant, aujourd’hui, peine à avouer. Mais quel bilan ? Quand Élisabeth Guigou arrive au ministère (juin 1997), elle compte « associer prévention-sanction-réinsertion contre la délinquance, diminuer la surpopulation pénitentiaire et rénover les prisons ». Après avoir créé le juge des libertés et de la détention (JLP), à son départ de la place Vendôme (octobre 2000), les prisons françaises comptent plus de places que de détenus. Une exception. Il n’empêche : son programme initial ressemble furieusement à celui de Christiane Taubira, quinze ans plus tard. Échec cinglant, s’il en est, des politiques pénales, qu’il est difficile de reconnaître.

Autre chapitre marquant cette histoire de la place Vendôme, celle de « la chimère de l’indépendance ». On veut bien s’accorder sur elle, mais, souligne Joseph Beauregard, « nombreux sont ceux qui s’en inquiètent quand survient une affaire politico-financière, un fait divers ou un fiasco judiciaire ». Dans ce « ministère de la responsabilité, qui peut être vertigineuse », selon Toubon, voilà le garde des Sceaux obligé de réagir, de désavouer les juges quand ceux-ci ont fauté (l’affaire des disparues de l’Yonne, sous Marylise Lebranchu, qui aura tenté vainement de sanctionner quatre magistrats), ou alors sommé de les « tenir » quand tel ministre, ou un proche, est en cause. Si « l’interventionnisme est bien souvent fantasmé », estime Toubon, si Michèle Alliot-Marie, en professionnelle de la profession, s’empresse aussitôt de dédouaner Nicolas Sarkozy (à cela près qu’il a « un rapport particulier aux magistrats » ), pression politique, classement sans suite, dessaisissement d’un juge : les occurrences ne manquent pas. Fin 1987, Albin Chalandon est impliqué dans l’affaire Chaumet, soupçonné d’un montage financier douteux. Quatre ans plus tard, à l’occasion de l’affaire Urba, révélant un financement occulte du PS, le juge Thierry Jean-Pierre est dessaisi quand Henri Nallet estime que ses perquisitions sont « une équipée sauvage ». Aujourd’hui Défenseur des droits, Jacques Toubon s’en souvient encore, appelant (en octobre 1996) – mais « dans les limites de la légalité », dit-il maintenant – à la rescousse le procureur d’Évry, Laurent Davenas, alors en vacances dans l’Himalaya, au moment où Xavière Tiberi est menacée par une information judiciaire ! Cette aventure lui vaudra de perdre son poste de député aux élections suivantes, et une traversée du désert. Pour Guigou, ce sera de se tenir le plus à l’écart d’un ministre des Finances, DSK, mis en examen dans l’affaire de la Mnef. En 2008, Dati demande la clôture des investigations judiciaires dans une affaire impliquant Fabien Chalandon, fils de son mentor… Ça éclabousse, forcément… Il appartiendra à Christiane Taubira d’inscrire un texte de loi interdisant au garde des Sceaux toute intervention dans les affaires pénales.

À l’évidence, le parcours est semé d’embûches, de conflits, de frustrations. Tous, ou presque, déplorent une mandature trop courte. « On n’achève pas son œuvre », dit Christiane Taubira, qui vit dans le présent sa fonction, sans le recul de ses prédécesseurs. Affaire de tempo également. « Le temps utile à la Chancellerie est un temps de maturation. La fonction se prête à l’effervescence, mais on doit rester sur le fond, sans perdre de vue ses principes et ses objectifs. » Et non sur l’émotion collective, faut-il entendre. Mais, in fine, non sans y laisser des plumes, en sortir exsangue. Alain Peyrefitte avait vu dans la fonction un « linceul politique ». Pour Jacques Toubon, même s’il s’agit de « la plus belle mission, parce qu’elle est unique, on ne peut en sortir que les pieds devant ». Au confluent des passions et des drames humains, au cœur de l’appareil d’État, mais sans lui-même rendre la justice, le garde des Sceaux ne sort jamais tout à fait indemne de ses fonctions. Ne serait-ce que parce que les fruits de ses réformes ne se jugent que longtemps après son passage. Dans le collimateur de l’opinion publique et celui des médias, confronté à l’exécutif, à une ou deux exceptions près, il en ressort rincé, essoré.

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