François Maspero : La vie d’un insoumis

Libraire, éditeur puis écrivain, François Maspero s’est engagé dans tous les combats progressistes de son époque sans jamais déroger à son éthique.

Christophe Kantcheff  • 16 avril 2015
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François Maspero : La vie d’un insoumis
© Photo : K. Sluban

C’était il y a quelques semaines, à la Maison des métallos, à Paris, François Maspero était venu répondre aux questions du public, après la projection d’un film qui lui est consacré [^2]. Tendu par l’exercice, qui ne lui plaisait guère, il put entendre au fil des interventions plusieurs marques de gratitude. C’est ce même sentiment, à n’en pas douter, qui a gagné beaucoup de ceux qui ont appris sa mort, survenue le 11 avril, à 83 ans, sachant, peu ou prou, ce qu’ils lui doivent. Non seulement ceux qui ont eu la chance de fréquenter à Paris sa librairie, La Joie de lire (1957-1976), ou qui attendaient avec impatience les dernières productions des éditions qui portaient son nom. Mais aussi des générations plus jeunes, qui ont entendu parler après-coup des combats qu’il a menés ou qui l’ont découvert par ses livres, dont il écrivit le premier, le merveilleux Sourire du chat, à la cinquantaine venue, au début des années 1980, une fois les éditions Maspero transmises à d’autres, à François Gèze en l’occurrence. Pour tous, François Maspero était un irremplaçable passeur d’auteurs, de livres et de mots qu’on ne trouvait chez personne d’autre. Il conçut ses métiers de libraire et d’éditeur comme on le ferait d’une université populaire, éprise de justice et de révolution, toujours ennemie de l’oppression, d’où qu’elle vienne. François Maspero publiait à gauche. Et à gauche, les auteurs qui n’auraient pas trouvé leur place ailleurs et qu’il voulait ardemment faire connaître. L’opposition à la guerre d’Algérie a fondé l’orientation de ses éditions, créées en 1959. Il fut le seul, avec Jérôme Lindon, des Éditions de Minuit, à publier des livres qui dénonçaient la torture, le seul à donner la parole à des auteurs qui, des deux côtés de la Méditerranée, en appelaient à l’indépendance des Algériens. Ce qui lui valut maintes saisies et démêlées avec la justice et le plastiquage de sa librairie par l’OAS.

Frantz Fanon fut une de ces voix puissantes. Maspero a publié trois de ses livres, dont les Damnés de la Terre, en 1961, préfacé par Sartre, témoignage de son engagement tiers-mondiste et anticolonialiste. Une cause centrale, où s’entendaient les échos d’Alger, de Cuba ou du Vietnam, mais loin d’être la seule. François Maspero fut sur tous les fronts novateurs et progressistes – anticapitalisme, antistalinisme, féminisme… – et à la recherche d’alternatives théoriques et pratiques contre les ordres établis. À mesure que les chantiers s’ouvraient, les collections florissaient, et les auteurs s’accumulaient, de tous continents, d’hier et d’aujourd’hui, reconnus ou ignorés, parmi lesquels, pour les Français, Louis Althusser, Jacques Rancière, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Élisabeth Roudinesco ou Alain Badiou, pour donner une idée de l’excellence du catalogue. Si le contenu des engagements était aux yeux de François Maspero évidemment important, la manière n’en était pas moins essentielle. D’abord les livres devaient être beaux – l’éditeur nourrissait une passion pour le graphisme – mais le travail sur les mots, auquel il s’adonna totalement quand il se mit à écrire, s’imposait : d’où son goût pour la poésie (Hikmet, Ritsos…), langue de combat et de sensualité. Plus largement, cette manière relevait aussi d’une éthique intraitable, qui le faisait passer parfois pour rugueux quand l’homme n’aimait rien tant que de pouvoir donner sa confiance. Esprit indépendant, exigeant et fidèle, François Maspero avait en horreur la quête des honneurs et la facilité, et cultivait le sens de l’amitié, dont celle avec Chris Marker fut, de son propre aveu, déterminante.

Les origines de cette ligne de conduite remontaient à loin. De son enfance, de ces années de guerre qui le hantèrent à jamais, durant lesquelles il a perdu son père, le sinologue Henri Maspero, mort à Buchenwald, et son frère aîné tant admiré, engagé dans l’armée américaine, tué à 19 ans, tandis que sa mère revint de déportation du camp de Ravensbrück. Ces grands absents, ces résistants qui ont placé haut ce que ce mot pouvait signifier, et qui n’ont cessé de vivre en lui, l’obligeaient. Il fallait se montrer à la hauteur tout en restant lucide sur ses propres limites. D’où, chez François Maspero, ce mélange d’orgueil et d’humilité qui, par exemple, lui fait écrire à son propos, dans son livre autobiographique, les Abeilles et la Guêpe  : « Je n’ai probablement rien fait d’autre que d’essayer sous des formes différentes de faire entendre quelques voix dans leur diversité en y mêlant parfois la mienne. » On peut en effet parler ainsi de l’une des grandes figures de la gauche intellectuelle de la seconde moitié du XXe siècle.

[^2]: François Maspero, les chemins de la liberté , Yves Campagna, Bruno Guichard & Jean-François Raynaud (Les films du Zèbre).

Culture
Temps de lecture : 4 minutes
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