« Faut qu’on les défonce ! »

« Koh-Lanta », « Bienvenue chez nous » ou « Une maman formidable »… Quand la télé-réalité s’inspire des lois de la compétition et des codes de l’entreprise.

Jean-Claude Renard  • 13 mai 2015 abonné·es
« Faut qu’on les défonce ! »
© Dessin : Aurel

Àl’origine, sur la télévision suédoise, ça s’appelait « Expédition Robinson ». En France, et depuis 2001, sur TF1, c’est « Koh-Lanta », tirant son nom d’une île thaïlandaise. Le programme jette à l’écran, et au bout du monde, deux équipes de candidats, aux couleurs différentes, qui s’affrontent au fil d’épreuves physiques et de défis contre la nature. Il s’agit de survivre, de se nourrir, de s’abriter en milieu sauvage. À chacune des équipes d’éliminer son maillon faible, jusqu’à épuisement du personnel. Depuis fin avril, le programme a remis le couvert pour une nouvelle saison, malgré la mort d’un candidat suivie du suicide du médecin de l’émission en 2013. « Koh-Lanta » se veut une « aventure exceptionnelle ». Cette année, ils sont vingt à se présenter sur un vieux gréement. Quarante jours plus tard, « il n’en restera qu’un ». Denis Brogniart leur présente le menu du haut d’un hélicoptère. Difficile de ne pas penser au drame qui a touché la dernière télé-réalité de la chaîne, « Dropped », qui a coûté la vie dans la collision de deux hélicos, il y a deux mois, à une dizaine de personnes, dont plusieurs sportifs de haut niveau. Cette fois, l’hélicoptère reste en l’air. Brogniart en sort sain et sauf. Et les candidats de se jeter à l’eau (la mer de Chine, dans le Sud-Est de la Malaisie), sac sur le dos. On espère pour eux des sacs étanches.

Mis à part « Une maman formidable », qui a rassemblé entre 160 000 et 360 000 téléspectateurs, la télé-réalité tient le haut de l’affiche en termes d’audience. La dernière saison de « Koh Lanta », c’est 6 millions de téléspectateurs, une moyenne d’un million pour « Nouvelle Star », comme pour « Quatre Mariages pour une lune de miel », plus de 3 millions pour « Top Chef », presque autant pour « Bienvenue chez nous ». « Cousu main » dépasse 1,5 million de téléspectateurs, comme « Les Reines du shopping ».

Premier défi, celui de trouver un message caché dans une île, défi qui se veut « déterminant ». De brefs portraits de candidat ponctuent cette quête, accompagnée d’une musique ronflante et anxiogène, même s’il n’y a pas à l’image de quoi s’angoisser dans ce lagon idyllique aux eaux cristallines. On y croise un « manager au sang froid », qui sait « cacher ses émotions », un bon nageur « un brin égocentrique », une belle sportive à qui tout réussit et qu’on dit « célibataire » (détail d’importance sans doute). C’est Cédric (36 ans, Paris) qui trouve le fameux message : ni plus ni moins que le droit de composer les deux équipes et l’avantage stratégique de connaître le lieu où se trouve « le collier d’immunité », passe-droit essentiel en cas d’élimination. Mais, pour l’heure, on s’attelle à aménager un camp de base. Entraide et solidarité. Tout le monde s’y colle. Et l’on ramasse sur l’île ce qui peut servir pour une cabane. Un vrai manuel des Castors Juniors à l’épreuve. Hardis petits ! Denis Brogniart reprend la main. Cédric est donc capitaine des rouges, mais, avant de choisir son équipe, il doit désigner le capitaine de l’équipe adverse, celle des jaunes. Casse-tête et dilemme. Comment faire ? Choisir un branque pour mieux l’éliminer ? Ils sont dix-neuf devant lui pour un casting qui ressemble à une embauche.

Dans les teintes ocre du crépuscule, éclairé de torches renforçant la dramaturgie, tombe le « Conseil » pour l’équipe qui a perdu l’épreuve du jour : un vrai mea culpa, une séance de critiques et d’autocritiques, de reproches et de délations. Il faut sauver sa peau, rendre des comptes devant les siens et l’autorité du contremaître Brogniart. Fin des solidarités. Babeth (52 ans, Yonne) est éliminée. Et la sentence est irrévocable. La candidate est fumasse. Son rêve est « brisé ». Sans doute, « les autres concurrents ont vu en  [elle] un danger ». Son problème, c’est qu’elle n’est pas « stratège ». C’est sûrement ça. « On ne lui a pas laissé le temps de se dépasser. » « Ça fait partie de la vie ». Elle n’en revient pas d’être arrivée toute seule à cette conclusion majeure. Au « Conseil » suivant, au bout des complots discrets entre candidats d’une même équipe, où Corinne a l’impression de tourner en rond (elle n’est pas la seule), c’est Marie-Jeanne qui est expulsée de « l’aventure exceptionnelle », pour avoir été trop généreuse en portions de riz destinées au groupe. Elle a failli quand le rationnement est rationné. Parce qu’ici tout est calculé, raboté. Quand une équipe finit par trouver un crabe (pour dix), c’est le triomphe. On observe que les femmes trinquent les premières, licenciées pour faute grave. Et quand les jaunes ont perdu deux épreuves, on se motive : « Faut qu’on frappe fort, faut qu’on les défonce maintenant ! Allez-y les gars ! », lance un leader. On croirait une pub Sofinco tournée avec le XV de France. Mais chacun pour sa gueule. Et l’esprit d’équipe s’est vite évaporé.

Changement de décor. Terminé les grands espaces, la nature hostile pataugée en maillot de bain. « Transformer sa maison en chambre d’hôtes, beaucoup en rêvent, eux l’ont fait. Dans “Bienvenue chez nous”, durant une semaine, quatre couples de propriétaires de maisons d’hôtes venus des quatre coins de France  [sic] vont se recevoir à tour de rôle les uns chez les autres. » Et se noter. Tel est le concept de ce programme diffusé sur TF1. Le jugement se fait sur différents critères : l’hospitalité et la convivialité, la maison et ses extérieurs, la qualité des services proposés, la chambre et le rapport qualité-prix. « Dans “Bienvenue chez nous”, il n’y a pas que les maisons qui ont du caractère », s’exclame le commentaire en voix off. Le ton est donné. C’est au tour de Michel et Cyrille de recevoir dans leur château de 1 200 mètres carrés du XVIIIe siècle, dans un parc de six hectares. Auparavant, Yolande et Daniel, à la tête d’une gentilhommière, avaient ouvert le bal, puis Grégoire et Bénédicte, propriétaires d’une roulotte qui avait dérouté tout le monde, et enfin Patrick et son fils Clément, propriétaires d’une ferme-auberge.

Au fil des séquences sont injectées les impressions des hôtes chez leurs concurrents. Ça commence par des politesses, ça cingle vite. Le sourire d’accueil n’est qu’hypocrisie. Et chaque moment du séjour a valeur d’examen de passage. Franco de port. Pas d’ascenseur dans ce château classé monument historique. « C’est déjà deux points de moins », relève un concurrent. Si l’on a l’impression d’un petit peuple reçu par des châtelains fortunés, à chacun de farfouiller dans sa piaule en quête de poussière. Sous le lit, sur les armoires, les bibelots, le toutim, jusque sur les plinthes. Manquerait plus que le gant blanc du gradé passant dans la chambre du troufion. « J’aime pas les châteaux », maugrée ouvertement Bénédicte. Au moins c’est dit. « C’est étouffant. » Pire, « c’est morbide ! » On se croirait dans la famille Groseille installée chez les Le Quesnoy. Au moment de la finale, quand sont délivrées les notes, c’est le grand déballage. Foin de convivialité. Le ton est à la férocité et au règlement de comptes. « De mauvais goût », « kitch », « on nous a pris pour des stratèges », « je me demande ce qu’il a fait personnellement  [dans sa maison] à part sortir le chéquier », bref, faut « saquer », parce que « c’est quand même une compétition »

Avec « Une maman formidable », sur D8, on entre au cœur de l’intime. Ce sont quatre jeunes mères qui sont mises en concurrence, poussées à la critique permanente, même tirée par les cheveux, se recevant mutuellement, à peine quelques heures, pour se jauger sur quatre critères : la chambre des enfants, l’organisation d’une activité en famille, les repas et le style d’éducation. À la fin de la semaine, au bout des commérages et des réflexions stériles, pour décrocher le titre de « maman formidable », c’est à nouveau le dénigrement qui prime, plus qu’une méthode d’éducation. Nulle pédagogie. Et le père dans tout ça ? Absent. Sans doute en course du côté de « Koh-Lanta »…

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