La guerre ou les pinsons

Dheepan, de Jacques Audiard, et l’Enchanté, de Miguel Gomes, offrent deux visions opposées des gens du peuple.

Christophe Kantcheff  • 26 août 2015 abonné·es
La guerre ou les pinsons
L’Enchanté (les Mille et Une Nuits, « Volume 3 »), Miguel Gomes, 2 h 05.Dheepan , Jacques Audiard, 1 h 50.
© Dheepan, E.D. Distribution

Deux films présentés et plébiscités à Cannes arrivent sur les écrans la même semaine. D’un côté, Dheepan, de Jacques Audiard, qui a obtenu la Palme d’or ; de l’autre, les Mille et Une Nuits, de Miguel Gomes, une pépite de la Quinzaine des réalisateurs – il s’agit en l’occurrence du dernier volet du triptyque, le « Volume 3 », l’Enchanté. Le rapprochement est tentant, car ces œuvres portent toutes deux un regard sur le peuple. Dans Dheepan, une famille tamoule constituée de toutes pièces afin de pouvoir quitter le Sri Lanka arrive en France, plus particulièrement dans une cité de la grande banlieue parisienne tenue par des dealers. Le film observe les sentiments qui se cristallisent entre les trois exilés (quel couple Dheepan et Yalini forment-ils ? Quels « parents » font-ils pour la jeune Illayaal ?). Et montre leur « intégration » dans la cité, c’est-à-dire leurs rapports avec les dealers, à l’exclusion d’autres personnages, Jacques Audiard ayant fait le choix étrange de laisser les autres habitants hors champ.

Les dealers ont institué leurs règles, et tout va bien quand on leur obéit. Yalini, employée à faire le ménage chez le père du chef des dealers, trouve même chez celui-ci une certaine reconnaissance, voire de l’affection. Mais quand les choses déraillent – une bande adverse passe à l’attaque – les dealers terrorisent la cité. Dès lors, on se retrouve dans une situation de guerre qui réveille les « instincts » belliqueux de Dheepan, qui a servi chez les rebelles tamouls. Le prolétariat portugais, Miguel Gomes le représente dans l’Enchanté à travers un ensemble d’hommes passionnés par les concours de pinsons, qui occupent une grande partie de ce « Volume 3 ». Ils capturent ces oiseaux dans la nature et leur apprennent différents chants enregistrés (ce qui n’est pas sans occasionner quelques scènes cocasses). Ces hommes vivent dans des HLM, sont pauvres, sans travail, mais ne manquent pas d’activité avec leurs oiseaux : ce sont des « pinsonneurs », dont le maître, Chico Chapas, est interprété par Francisco Gaspar, vendeur d’oiseaux dans le civil, et dont la démarche rappelle celle de John Wayne aux yeux de Miguel Gomes, comme il nous le confiait dans l’interview qu’il nous a accordée fin juillet [^2]. Ces deux représentations des gens du peuple, d’un côté des immigrés et des délinquants dans Dheepan, de l’autre des prolétaires déclassés dans l’Enchanté des Mille et Une Nuits, en proposent une vision radicalement opposée. Dans la première, malgré une approche sensible des évolutions du trio au sein de la fausse famille sri-lankaise, les personnages, Dheepan comme les dealers, sont finalement renvoyés et réduits à leur première identité, à savoir celle d’êtres violents.

Au contraire, dans l’Enchanté, non seulement des individus dont l’existence n’intéresse personne acquièrent une visibilité, mais surtout ils n’ont rien de ces êtres en déshérence tels que sont perçus habituellement les chômeurs. Leurs existences toutes focalisées sur les oiseaux, et qui trouvent un sens à travers l’organisation des concours de chant de pinsons, pourraient paraître dérisoires. Mais le film prend suffisamment au sérieux ces hommes pour leur donner une autre dimension. Leur activité, non rentable, non productive et non efficace au sens de notre société capitaliste et consumériste, est une manière de résister à celle-ci, même si c’est clandestinement et sans doute inconsciemment. En revanche, la vision de la société développée par Dheepan est conforme aux pires clichés sur la banlieue et les immigrés. Les êtres comme les groupes sociaux y sont essentialisés. Voilà deux conceptions du monde qui s’affrontent, l’une sinistrement spectaculaire chez Jacques Audiard, l’autre humaine et inventive chez Miguel Gomes.

[^2]: Voir Politis du 23 juillet.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes