Hymne à mes décrocheurs

Sous forme de petites scènes de la vie quotidienne, voici un condensé de deux années avec 32 décrocheurs exclus ou absentéistes.

Jean-Riad Kechaou  • 10 novembre 2015
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Hymne à mes décrocheurs

Cela faisait six ans que j’enseignais dans cet établissement de banlieue parisienne et je commençais à m’installer dans une douce routine. Ça n’allait pas durer. En juin, mon chef d’établissement est passé me voir après les cours pour me proposer un challenge intéressant que je ne pouvais refuser même si l’appréhension était grande.

Coordonner un dispositif d’insertion scolaire s’adressant aux élèves exclus et absentéistes de sept établissements avec un partenariat original entre l’éducation nationale et de nombreux acteurs (une commune et des acteurs sanitaires, sociaux, judiciaires et culturels).

Pendant un mois, le dispositif devait remobiliser des élèves décrocheurs qui avaient même parfois un suivi judiciaire ou social. Les élèves étaient ensuite accompagnés le plus souvent dans un nouvel établissement avec un suivi régulier pour réussir ce retour à une scolarité classique. En deux ans, 32 jeunes se sont succédés dans ce dispositif.

Acte 1 : Au commencement…

Scène 1

– Allez s’il te plait le cours commence.

– Vas y j’m’en tape de votre cours, je rentre chez moi !

– Mais tu as signé un contrat !

– C’est trop chaud, faut rester toute la journée, même au repas !

– À 15h30 c’est fini !

– C’est trop long quand même !

Scène 2

– Donne-moi ton téléphone !

– J’lai oublié, j’l’ai pas.

– Donne-le s’il te plaît.

– Ah waih, c’est la prison ici !

Acte 2: Réactions après les cours…

Scène 1

– Ahahaha, on lui a retourné son cours à celle-la !

– T’es fier de toi ?

– Non mais elle est trop chelou [^2]

– Pourquoi tu dis ça ?

– Rien qu’elle veut nous faire travailler écrire, répondre, vas-y c’est trop waâer [^3] votre truc.

– C’est mieux je retourne dans un collège.

– Et tu vas y faire quoi, te faire exclure de nouveau ?

– Non mais au moins, on nous laisse tranquille au fond de la classe et t’as les couloirs pour traîner, ici t’es trop surveillé !

Scène 2

– C’était bien ?

– Trop !

– Explique !

– On a fait des trucs…

– Mais quoi ?

– Des CV et lettres de chez pas quoi pour trouver un stage ou un taf.

– On a même créé une adresse mail.

– C’est bien, on pourra se contacter dessus.

– Ah waih c’est pour nous surveiller encore !

– Mais non !

– Je plaisante Pascal !

– Quoi ? Tu m’appelles comment ?

– Pascal le grand frère, vous faites trop genre vous êtes lui !

– Ah bon… (gêné)

– Ah avouez, vous êtes vénère [^4] un peu là !

Acte 3: Les pauses…

Scène 1

– Je peux fumer monsieur ?

– Non, ça c’est pas possible !

– Mais mes parents sont au courant, appelez-les même.

– Bon, on verra demain, j’appelle tes parents ce soir.

– Ah waih mon frère, demain je reviens pas !

Scène 2

– Lâchez ce babyfoot !

– Vous avez cours.

– Une partie monsieur et on y retourne.

– Non ! Vous avez eu une pause de 15 mn déjà !

– Bon alors une partie de ping pong ?

– Non au travail !

– Ah waih mon frère, rien qu’on travaille ici !

Acte 4: Les moments tendus…

Scène 1

– Vas y nique sa mère je vais pas chez le psy, suis pas dingue moi !

– Parle correctement déjà et bien sûr que non, les gens qui y vont ne sont pas fous.

– Bah alors pour faire quoi j’y vais ?

– Pour parler de tes problèmes.

– J’en ai pas !

– Pourquoi tu as été exclu de ton collège alors ? Pourquoi tu fais autant de bêtises ?

– C’est de leurs fautes, c’est eux qui ont des problèmes avec moi !

Scène 2

– Tu es encore en retard !

– Je me suis pas réveillé !

– Mais j’ai appelé chez toi et ta mère m’a dit que tu étais parti à l’heure.

– Ah waih un vrai keuf ! On est en G.A.V.[^5] ici avec vous !

– Pourquoi tu es en retard ?

– J’avais un truc à faire !

– Tu le fais en dehors du dispositif !

– C’est bon khaye [^6] !

– Quoi ? T’as dit quoi là ?

– C’est bon lâche moi !

– Reviens !

– Non j’me casse !

– J’appelle tes parents et ton collège !

– Je m’en bâts les couilles !

Scène 3

– A qui le tour pour la vaisselle ?

– Vas y je la fais pas, je l’ai déjà fait la semaine dernière.

– Oui, c’est une fois par semaine.

– Et vous pourquoi vous la faites pas ? On n’est pas vos esclaves !

– J’ai mis la table et géré les plats.

– Vas y je la ferai demain , elle va la faire de toute façon elle, c’est normal pour elle !

Acte 5: Des ateliers qui sortent de l’ordinaire

Scène 1

– Bon après-midi et profitez bien du cours de théâtre

– Merci M’sieur

– Écoutez bien les consignes de l’acteur

– Bien sûr Msieur, vous nous connaissez !

Quelques minutes plus tard…

– Je fais plus cours avec ces mômes !

– Pourquoi ?

– Ils n’ont aucun respect, ils se foutent de moi !

– Calme toi, je vais les voir.

– C’est pas des petits morveux qui vont me manquer de respect. Gardez votre argent et vos mômes, je pars….

La semaine suivante… Même acteur, mêmes élèves.

– Ils ont été géniaux !

– Ah bon ?

– Pleins d’idées, une super impro !

– C’est vrai ?

– Celui-la a beaucoup de talents, il doit faire du théâtre absolument !

– Génial !

Scène 2

– Téma [^7] le gars, ça se voit, il est coupable !

– Chut, la juge prend la parole !

– Ahahaha dahka [^8]! , zaama [^9] , c’est pas à lui le shit !

– Chut !

– C’est bon monsieur pour une fois qu’on suit !

Scène 3

– Et madame, vous êtes juge ?

– Non, délégué du procureur.

– Ils ont pris de la prison ferme juste car ils l’ont tapé ?

– C’est abusé !

– C’est la loi qui est appliquée.

– Elle est injuste la loi !

– Pourquoi ?

– Toujours les mêmes qui vont en prison !

Scène 4

– Le cours s’est bien passé ?

– Trop bien, il est trop cool ce gars !

– On devrait faire du hip hop tous les jours !

– Bon ça, ça va être compliqué.

– Pourquoi ?

– C’est cher et on peut pas faire que du sport la semaine.

– Dommage…

Scène 5

– Eh monsieur, c’était trop bien !

– Ah oui ?

– Demandez-leur, demandez , ils étaient trop contents les vieux.

– Qui ça ?

– Ben les bénévoles du secours populaire.

– On a porté tout ce qui nous ont demandé, on a été poli cette fois en plus !

– C’est bien, je suis fier de vous !

Scène 6

– On s’est régalé !

– Vous avez mangé quoi ?

– Hamburger frite.

– Je comprends mieux…

– Oui mais c’est nous qui avons fait les courses, et c’était des frites et steak maison. C’est trop bien la cuisine en vrai, demandez aux éducateurs de la ville ! On vous invite la prochaine fois !

– Et ben voilà t’as trouvé ton orientation !

– Abusez pas, moi cuisinier ahahaha !

Scène 7

– Eh c’est trop bien ce groupe de parole !

– Ah bon, pourquoi ?

– On parle de tout, les filles, la drogue, les problèmes…

– Elles nous laissent parler en plus.

– Moi non ?

– Si, mais avec vous c’est pas pareil !

– Vas-y on a bien rigolé !

– Et vous avez appris des choses ?

– Waih, vite fait….

Scène 8

– Et monsieur on va vraiment avoir un diplôme à la fin du mois ?

– Oui, un brevet de secouriste, tu pourras le mettre sur ton CV !

– Ah waih c’est chanmé [^10]

– Mais il faut être sérieux et assister aux quatre matinées de formation.

– Waih monsieur vous inquiétez pas !

– Si je m’inquiète , tu viens un jour sur deux !

– Waih mais la y’a une bonne raison de venir !

Acte 6 : Les moments où ils font de la peine

Scène 1

– Je serai pas là demain monsieur.

– Ah bon, et pourquoi ?

– Suis convoqué au tribunal.

– T’as fait quoi ?

– Rien, une histoire de moto volée. Mais c’est même pas moi, je vous jure !

– Bon, tiens moi au courant…

Scène 2

– Pense à ton rendez vous avec la conseillère d’orientation.

– La flemme !

– C’est ton avenir, pas le mien !

– Je m’en tape monsieur de mon avenir.

– Quoi tu vas rien faire de ta vie, rester chez tes parents ?

– Je vais être chômeur. C’est bien ça.

– Faut travailler pour être chômeur !

– Ah bon ???

Scène 3

– Viens dans mon bureau, ton éducatrice veut te voir.

– Non j’y vais pas c’est pas ma mère celle-là !

– Elle veut juste discuter avec toi, je lui ai dit que tu avais beaucoup progressé.

– Pfff… c’est de la tchatche, elle veut m’envoyer en foyer !

Scène 4

– Ce soir je rentre pas chez moi, j’me casse !

– Pourquoi tu dis ça ?

– J’les aime pas ces gens !

– Tu parles de ta famille d’accueil ?

– Oui, je veux rentrer chez ma mère.

– Je comprends, mais pour l’instant…

– Y’a pas de pour l’instant !

Scène 5

– Allo madame.

– Oui monsieur, c’est l’école ?

– Oui, votre fille n’est pas là ce matin, où est-elle ?

– Oui je sais, on a appelé la police, elle n’a pas couché à la maison la nuit dernière, on est inquiet.

– Ah…Tenez moi au courant, courage madame…

Scène 6

– Eh monsieur, c’était trop bien en vrai.

– Ah bon, je croyais que tu détestais le dispositif ?

– Waih mais c’est mieux que l’école, on peut refaire une session ?

– Non, il faut que tu retournes au collège, c’est le but du dispositif, tu te rappelles ?

– Ah waih, la flemme, je déteste l’école, je comprends rien, vivement mes 16 ans…

Acte 7: Quelques semaines après le passage dans le dispositif…

– Comment se passe ce retour au collège pour madame la principale ?
(4 versions )

-# – Plutôt bien, il a quelques remarques mais il suit les cours.
-# – Dur mais on s’adapte et lui aussi.
-# -On l’a pas vu depuis une semaine…
-# – On convoque un conseil de discipline.

Acte 8: Quelques années plus tard…

Scène 1

– Eh monsieur !!!!

– Bonjour comment tu vas ?

– Suis en bac pro, j’ai des bonnes notes ! Je voulais vous dire merci !

– Merci à toi de me donner ces nouvelles, ça me fait plaisir ! (tout fier)

Scène 2

– Bonjour monsieur !!

– Bonjour, que deviens tu ?

– J’ai tout lâché, ça me soûlait mais j’ai rendez vous au lycée avec la mission générale d’insertion, on va me proposer un truc peut être.

Scène 3

– Eh bonjour, ça va ? Tu deviens quoi ?

– Je suis là… (gêné)

– Où, là ?

– Ben là, dans la rue…

Voilà cinq ans que ce dispositif fonctionne et parvient à aider de nombreux adolescents. Je remercie tous ceux qui participent ou ont participé à cette belle aventure passionnante mais usante.

[^2]: Louche en verlan

[^3]: Compliqué, dur en dialecte maghrébin

[^4]: Énervé en verlan

[^5]: Abréviation de garde à vue

[^6]: Frère en dialecte maghrébin

[^7]: Verlan de mate

[^8]: Rigolade en dialecte maghrébin

[^9]: Genre, soit-disant en dialecte maghrébin

[^10]: Verlan de méchant: comprendre super

Publié dans
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Temps de lecture : 9 minutes
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