« Sans adieu », de Christophe Agou ; « L’Amant d’un jour », de Philippe Garrel

Christophe Kantcheff  • 20 mai 2017
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« Sans adieu », de Christophe Agou ; « L’Amant d’un jour », de Philippe Garrel
© Christophe Agou

« Sans adieu », de Christophe Agou (Acid)

Comme Charles Laughton, Christophe Agou sera l’homme d’un seul film : il est mort à 45 ans, juste après avoir achevé le montage de Sans adieu. Cette référence à l’auteur de La Nuit du chasseur n’est pas de simple circonstance : Sans adieu, présenté par l’Acid (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), est un film absolument extraordinaire. On dit souvent du documentaire – de création, faut-il le préciser ? – qu’il révèle l’invisible, ce sur quoi les regards ne se portent plus, avec un point de vue affirmé. Tel est exactement Sans adieu, témoin d’un monde qui s’efface, même si celui-ci est profondément chargé d’existences, de souvenirs, d’humanité.

Christophe Agou, photographe réputé, vivant à New York, est régulièrement revenu dans son Forez natal, cette région de l’est du Massif central. De 2002 à 2015, il y a filmé des paysans, pour la plupart âgés, seuls, isolés. Il semble évident que le cinéaste a établi avec chacun un lien profond de confiance et même d’amitié, qui s’est épanoui sur la durée. Tout en étant totalement effacé, Christophe Agou est on ne peut plus présent par la relation qu’il a entretenue avec ses « personnages ». D’où l’empathie formidable dont le filmeur fait preuve vis-à-vis de Claudette, Jean, Raymond, Jean-Clément ou Mathilde…

Claudette : quand le cinéaste et elle se quittaient, ils se disaient : « sans adieu », histoire d’anticiper la prochaine rencontre et d’écarter toute idée de séparation. Claudette, 75 ans, femme extraordinaire, combative contre les services sociaux qu’elle estime peu fiables, résistante autant que ses forces le lui permettent pour nourrir les derniers animaux qui lui restent, experte à déchiffrer les données économiques agricoles dans le journal local, désespérée, parfois, de ne recevoir aucune aide de personne… Pliant sous le poids des années, engoncée dans des couches de pull. Mais on voit pourtant de près son regard bleu, la finesse de ses cheveux, le grain de sa peau, qu’elle soigne encore un peu…

Pour Claudette, comme pour tous les autres personnages de Sans adieu, le monde d’aujourd’hui marche sur la tête. La rentabilité à tout crin, l’argent-roi, le consumérisme sont contraires à l’humain, comme le dit Jean-Clément, à qui est confisqué son cheptel de bovins afin de les « assassiner », soupçonnés – soupçonnés seulement – d’être atteints de la maladie de la vache folle. Tous ces paysans sont attachés à un univers où les bêtes et les choses avaient de la valeur, et où la vie des hommes n’avait pas de prix. Mais on ne voit plus en eux que leur misère, leur inadaptation, leur immobilisme. Christophe Agou est un révélateur de leur richesse et de leur beauté. Sans adieu est un antidote splendide et bouleversant à nos dérives contemporaines. Quelle rage et quelle tristesse que son auteur ne soit plus !

© Politis
Photo : DR

« L’Amant d’un jour », de Philippe Garrel (Quinzaine des réalisateurs)

On le saura plus tard : Gilles (Éric Caravaca), l’universitaire à l’orée de la cinquantaine, n’a pas dragué Ariane (Louise Chevillotte). C’est elle qui l’a fait craquer, mais il a résisté à ses avances tout un trimestre. Autant dire que nous ne sommes pas en présence d’un séducteur vieillissant qui a pour nouvelle conquête une de ses étudiantes. Ces deux-là, qui s’étreignent dans un recoin de l’université, sont passionnément épris. C’est une forte histoire d’amour entre un homme timoré et une jeune femme affranchie. Ils y croient dur comme fer, même si Gilles lui a fait promettre de ne pas se faire de mal s’ils avaient une aventure par ailleurs, un « amant d’un jour ». Un serment aux ondes de choc insoupçonnées.

Séquence suivante, émotions contraires : une jeune femme, Jeanne (Esther Garrel), pleure, effondrée. Elle sort de l’appartement de son petit ami qui lui a demandé de quitter les lieux. Elle va trouver à s’héberger chez son père. C’est Gilles. Il l’accueille, tente de la réconforter, et lui dit que quelqu’un habite avec lui : Ariane.

Voici la situation posée. Un trio, comme souvent chez Philippe Garrel, comme dans ses deux précédents films, La Jalousie (2013) et L’Ombre des femmes (2015), qui, avec L’Amant d’un jour, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, forment, selon le cinéaste, un triptyque.

À dire vrai, l’œuvre entière de Philippe Garrel est marquée par sa cohérence et la récurrence de ses motifs. Avec son Paris quasi éternel, toujours magnifiquement filmé en noir et blanc, et le soin porté à laisser discrètes les marques de la modernité, la manière Garrel fait songer à celle de Modiano, le partage se situant dans la matière travaillée : la mémoire pour le second, le sentiment amoureux chez le premier. Comme un miracle renouvelé, de film en film, le cinéaste reformule des questions essentielles : que signifie être amoureux ? Qu’est-ce qu’un engagement, une trahison ? Quels sont les effets de la jalousie ? L’impression de « jamais vu » est aussi saisissante, mystérieuse.

Dans L’Amant d’un jour, c’est d’une indicible rivalité qu’il est aussi question, entre deux jeunes femmes d’âge égal mais qui ne sont sans doute pas sur un pied d’égalité : la compagne et la fille. Sans jamais que celles-ci s’opposent, des coups de canif entaillent la relation entre Gilles et Ariane tandis que les blessures sentimentales de Jeanne se soignent. Au jeu de l’amour, il n’y a pas que du hasard…

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