« Les Derniers Jours d’une ville », de Tamer El Said : Un temps de suspension

Dans Les Derniers Jours d’une ville, Tamer El Said filme Le Caire quelque temps avant le début de la révolution égyptienne.

Christophe Kantcheff  • 28 juin 2017 abonné·es
« Les Derniers Jours d’une ville », de Tamer El Said : Un temps de suspension
© Khalid Abdalla

Au Caire, Tamer El Said a filmé l’instant qui précède. Juste avant que la digue ne rompe, avant que le flot impétueux de la révolution égyptienne ne vienne ouvrir la possibilité d’un monde différent. Les Derniers Jours d’une ville est le premier long-métrage de fiction du réalisateur, qu’il a engagé dès 2006 et dont il a tourné les ultimes plans en 2010. Le film ne prédit pas la révolution qui s’est déclenchée quelques mois plus tard au Caire puis dans le reste du pays. Mais il enregistre ce moment à la fois de tension et en suspension, incertain et douloureux.

C’est exactement l’état de son personnage principal, Khalid (Khalid Abdalla), en proie à un profond malaise. Cinéaste, il ne sait que faire des séquences qu’il a tournées, ayant perdu la direction de son travail en cours. Il est face à un puzzle éclaté, chaque pièce interrogeant une part de son existence ou de sa mémoire. Mais au stade du montage, il tâtonne, et son monteur finit lui aussi par douter de la cohérence de l’ensemble. Par ailleurs, sa fiancée, Laila (Laila Samy), s’est séparée de lui : elle a décidé de partir à l’étranger. Ses amis, réalisateurs également, sont loin, éparpillés de par le monde : Beyrouth, Bagdad, Berlin… Lui-même désire déménager, mais aucun des appartements qu’il visite ne lui convient. Est-il possible de trouver sa place en Égypte ? Comment s’inscrire dans cette ville ? Quel regard porter sur elle ?

Sur la fenêtre du lieu où il vit, Khalid a placé une loupe. Si bien que la ville qui s’étale sous ses yeux, il peut aussi la voir à l’envers, à travers cette lentille. Le Caire est-elle sens dessus dessous ? Tamer El Said la filme avidement, plaçant son personnage dans les conditions du documentaire. Qui plus est, Khalid Abdalla est entouré de comédiens non professionnels. Baignant dans une tonalité de couleur ocre orangé, la ville, à l’écran, est superbe. Tandis que ce qui en émane, à travers les pérégrinations de Khalid dans les rues de la capitale, ne respire certainement pas la quiétude.

Quand il prend un taxi, on entend, dans la voiture, la radio tresser sans discontinuer les louanges d’Hosni Moubarak, la propagande officielle pour seule voix. Dans les vitrines, les mannequins dénudés des magasins de vêtements pour femmes sont pudiquement recouverts ou revêtus de niqabs. Des autocollants apposés dans un ascenseur intime aux hommes de « ne pas regarder les femmes », et des groupes clament dans la rue que le Coran doit régenter la vie. Tandis que des manifestants sont violemment réprimés par les forces de l’ordre à coups de matraque. Une dictature essoufflée d’un côté, la vigueur islamiste de l’autre s’unissent pour produire un climat pesant, lourd de menaces, une situation inflammable, sensible à la première étincelle.

Les Derniers Jours d’une ville capte une atmosphère plus qu’il ne constitue le portrait politique ou sociologique du Caire. Plus antonionienne que fellinienne – même si la déroute de Khalid rappelle celle du personnage de Huit et demi, dont une image figure sur son bureau –, la caméra de Tamer El Said a un pouvoir introspectif. Elle prend le pouls intime de la cité, de la même façon que Khalid se rend régulièrement au chevet de sa vieille mère hospitalisée. Celle-ci s’éteint peu à peu, elle aussi est sur le départ, et vit réellement ses derniers jours – ce qui souligne la dimension métaphorique du titre, mais en renforce toute la mélancolie.

Même s’il perd parfois en intensité, le film de Tamer El Said impressionne par sa singularité et la sensibilité dont il témoigne dans son approche du visible et de l’invisible, c’est-à-dire de ce qui se dérobe ou de ce qui n’émerge pas encore. Le mener à son terme et parvenir à le sortir – sept ans après l’avoir tourné – n’a pas été facile. « L’Égypte a une industrie grand public puissante et bien établie, explique le cinéaste dans le dossier de presse. Il n’y a pas d’infrastructures pour les films indépendants, donc nous avons dû en créer une pour faire le film à notre manière. Nous avons consacré 90 % de notre énergie à la création de cette infrastructure, dans un contexte politique et économique difficile. Conserver des standards de qualité tout en n’ayant presque aucun budget a été une chose assez folle. On devait tourner, s’arrêter, chercher de l’argent, tourner, et ainsi de suite. » Dans ces conditions, et eu égard à ces qualités, l’arrivée sur les écrans des Derniers Jours d’une ville est une excellente nouvelle.

Les Derniers jours d’une ville, Tamer El Said, 1 h 48.

Cinéma
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