Finance : Vol au-dessus d’un nid de vautours

La Belgique tente d’encadrer pour la première fois l’activité des fonds qui génèrent des bénéfices exorbitants en forçant des États surendettés à rembourser de vieilles créances.

Erwan Manac'h  • 14 mars 2018 abonné·es
Finance : Vol au-dessus d’un nid de vautours
Une conférence de presse lors de négociations entre l’Argentine et ses créanciers, dont NML Capital, en février 2016 à New York.
© KENA BETANCUR / AFP

Un front de douze magistrats grisonnants trône en surplomb d’une poignée d’avocats, sous les ors de la Cour constitutionnelle belge. La petite salle feutrée, accessible par une porte dérobée au coin de l’imposante place Royale, à Bruxelles, est exceptionnellement comble, serrée dans un silence de cathédrale. Une solennité qui tranche avec l’impudence des personnages. Ce 7 mars, c’est le « fonds vautour » NML Capital qui comparaît. Ou plutôt ses avocats, venus soutenir un recours en annulation déposé contre une loi de 2015.

Les fonds vautours sont des banques qui n’apparaissent que lorsqu’un État en situation de surendettement se montre incapable de rembourser ses créanciers. Et que ces derniers, persuadés de ne jamais revoir la couleur de leur argent, acceptent de vendre leurs titres de créance pour une bouchée de pain. Les fonds vautours rachètent donc ces dettes à prix cassé et se chargent, à leur façon, d’obtenir leur remboursement une fois que la situation du pays s’est un peu améliorée.

Donegal International, domicilié dans les îles Vierges britanniques, un paradis fiscal, a ainsi racheté en 1999 une dette d’une valeur initiale de 30 millions de dollars que la Zambie avait contractée auprès de la Roumanie, pour la modique somme de 3,2 millions de dollars (11 % de sa valeur). Il a obtenu huit ans plus tard un remboursement de 17,5 millions de dollars devant la justice britannique. Réalisant donc une plus-value de 550 %.

Ce petit business se porte à merveille depuis la dérégulation financière des années 1980, car les États au bord de la faillite ne manquent pas. Il permet le plus souvent de dégager entre 300 % et 2 000 % de plus-value, selon l’ONU [1]. Car, face à des pays pauvres et surendettés qui n’ont pas les moyens de se défendre dans des procédures judiciaires longues et complexes, les fonds vautours obtiennent souvent un remboursement majoré des frais de justice et des primes dues au retard de paiement. Les sommes captées de la sorte représentent environ 12 % du PIB des pays africains, selon le Fonds monétaire international (FMI).

Pour les populations locales, les conséquences sont souvent irréparables. En 2002, le Malawi a dû vendre une partie de sa réserve de maïs pour rembourser un fonds vautour. La famine sévissait la même année pour les deux tiers de ses citoyens, marqués par la pénurie alimentaire.

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« Un État n’est pas une banque. Il a d’autres obligations que le remboursement de sa dette, plaide Olivier Stein, l’avocat des ONG venues défendre la loi belge, qui tente de masquer son stress devant l’imposant parterre d’éminences. Les États doivent assurer la santé, l’éducation et la sécurité. L’action des fonds vautours a un impact très négatif sur ces droits humains. »

La loi attaquée, votée à l’unanimité par le Parlement belge en juillet 2015, interdit à ces « banques » de percevoir un remboursement supérieur au prix déboursé pour racheter le titre de créance. Une première mondiale dans le difficile combat pour l’éradication de cette pratique spéculative, obtenue au prix d’un long et fastidieux travail du Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM) et du Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11), deux ONG belges.

Cette loi n’est certes valable que sur le territoire belge, ce qui ne contraint que faiblement les plans des fonds vautours, souvent nichés dans les paradis fiscaux et surtout assidus des tribunaux anglo-saxons pour faire condamner les pays dont ils possèdent la créance [2]. Mais elle n’est pas uniquement symbolique. Car, dans le mode opératoire du rapace, faire condamner un État qui a cessé de rembourser sa dette ne suffit pas. Il doit obtenir l’exécution du jugement en saisissant ses avoirs à l’étranger. Les fonds vautours saisissaient donc les avoirs argentins en Belgique. C’est justement ce que la loi ne permet plus.

Cette loi contrarie aussi les fonds vautours parce qu’elle risque d’inspirer d’autres Parlements, s’ils étaient pris d’un soudain sursaut moral. L’ONU a notamment félicité la Belgique, et l’assemblée générale de l’organisation a adopté en 2015 une résolution sur les bonnes pratiques en matière de restructuration des dettes. Tandis que l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a recommandé, dès 2009, aux États membres de « renforcer leur arsenal juridique » contre les rapaces. La France a suivi timidement, en décembre 2016, en votant une loi limitant les saisies par les fonds vautours des biens étrangers en France, même si le texte est moins restrictif et plus complexe à appliquer que la loi belge.

La bataille est donc cruciale. Et c’est NML Capital, sis aux îles Caïmans, qui assume la croisade au nom de tous les fonds vautours. Face à la Cour constitutionnelle, son duo d’avocats ne daigne pas plaider, s’en remettant à ses seules conclusions écrites. Un texte qui totalise 360 pages (avec les argumentaires des ONG et du Conseil des ministres), dans lequel NML Capital dénonce une loi « paternaliste » et invoque la « liberté d’entreprendre ». En l’occurrence, la liberté d’exiger, comme il l’a fait de l’Argentine, un remboursement de 2,4 milliards de dollars au nom d’une dette que le fonds avait rachetée 177 millions. Soit un rendement de 1 371 % [3]. En refusant de participer à toute restructuration de la dette du pays concédée par neuf créanciers sur dix en 2005 et en 2010, selon le CADTM.

L’avocat des associations objecte la question « morale » et les dégâts humains engendrés par l’activité des fonds vautours. « Ils ciblent délibérément des pays en situation de faiblesse, s’indigne-t-il. Mais, le plus scandaleux, c’est qu’ils savent que des démarches sont engagées par d’autres pour sauver ces pays. Ils spéculent donc sur le fait que les autres vont se montrer plus raisonnables et restructurer leur dette pour sauver l’État de la faillite. » Et 92 % des créanciers de l’Argentine ont en effet concédé une décote d’environ 70 %, selon l’ONU. Ce que NML Capital a, lui, catégoriquement refusé.

Dans sa requête, le fonds vautour glose également sur « le lobby[ing] souterrain de certains milieux activistes », « drapé dans les habits de la morale », et qualifie l’Argentine d’« État voyou ». Rires jaunes du côté d’Olivier Stein, qui pointe le fait que « NML Capital finance la campagne du maire de New York – la ville où les fonds vautours agissent le plus souvent –, ainsi qu’une campagne de lobbying à 3 millions de dollars, en 2007, pour dénigrer l’Argentine et faire pression sur son gouvernement ».

Ces fonds agissent le plus souvent dans le secret, sans rendre publics leurs résultats financiers ni le nombre de procès engagés contre des États. L’avocat pointe aussi leur indécence sur le dossier argentin, « où les dépenses sociales ont dû baisser de 74 % », notamment à cause d’une attaque sans précédent d’une quarantaine de fonds vautours depuis son défaut de paiement de 2001.

« Leur image ne les préoccupe pas, glisse un journaliste spécialisé dans l’économie des liquidateurs de créance, pas mécontent que la question morale soit enfin posée sur le dossier des rachats de ces dettes d’États. Au contraire, ils aiment apparaître dans ce type d’affaires pour envoyer un signal. » Faire savoir que NML Capital obtient toujours gain de cause.

Sauf que la classe politique belge est d’une rare unanimité sur le sujet, lequel s’est progressivement installé dans les consciences depuis que le fonds Kensington International a fait saisir l’aide publique au développement de la Belgique vers le Congo-Brazzaville, en 2004. « Avec la crise de 2008 et la Grèce qui s’est retrouvée en grave détresse, Third Point a racheté la dette à 17 % de sa valeur et a été remboursé à 34 % grâce au mécanisme européen de stabilité. Le fonds vautour a dégagé 500 millions d’euros de plus-value », expose Renaud Vivien, du CADTM. Le Conseil des ministres soutient donc le maintien de cette loi. L’issue du délibéré de la Cour constitutionnelle, dont les membres sont nommés par les principaux partis politiques, laisse alors peu de place au doute.

Le combat ne fait néanmoins que commencer, alors que les fonds vautours continuent leurs manœuvres, ciblant cette fois le Mozambique, qui s’est déclaré en défaut de paiement en janvier 2017. « Récemment, nous avons eu des informations selon lesquelles ils ont commencé à racheter sa dette », soupire Renaud Vivien. Et le spectre d’une crise de la dette plus étendue sur le continent africain refait également surface depuis plusieurs mois.

L’autre motif d’inquiétude de Renaud Vivien, c’est la tendance, observée depuis 2008, au développement de ces pratiques sur le terrain de la dette des particuliers. Ces fonds « se mettent à racheter les créances des gens qui ne peuvent plus payer leur abonnement téléphonique ou leur facture d’électricité et font une plus-value en suivant le même procédé ». Un marché effroyablement prometteur.

[1] Rapport du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme, conduit par Jean Ziegler, 20 juillet 2016.

[2] La justice anglo-saxonne, plus permissive, est préférée dans 95 % des litiges engagés par les fonds vautours.

[3] Estimation basse extraite d’« An analysis of Argentina’s 2001 default resolution », Martin Guzman, Gigi Papers n° 110, octobre 2016. Cité dans le dossier « Fonds vautours, les ailes de la dévastation » de la revue AVP n° 73 du CADTM.

Économie
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