Laïcité à l’école : sortir du déclinisme et de la falsification

TRIBUNE. Le Cercle des enseignant.e.s laïques réagit à un hors-série de Charlie Hebdo qui donne une vision tronquée et biaisée de la façon dont le principe de laïcité se vit à l’école aujourd’hui.

Cercle des enseignant.e.s laïques  • 17 juillet 2018
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Laïcité à l’école : sortir du déclinisme et de la falsification
Photo : journée « Toujours Charlie » organisée par le Printemps républicain, la Licra et le Comité Laïcité République aux Folies-Bergères à Paros le 6 janvier 2018.
© CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

C harlie Hebdo a diffusé en avril 2018 un hors-série intitulé « Profs. Les sacrifiés de la laïcité ». Le numéro repose sur un appel à témoignages lancé par le magazine. Soixante d’entre eux sont publiés de façon anonyme, sans mise en perspective, à peine catégorisés, sans argumentation sur le choix et la sélection.

Dans leurs anecdotes, les auteur.es ont mis en avant ce qu’ils ou elles considèrent être des atteintes à la laïcité au sein de l’école, ou, comme l’explique Gérard Biard dans l’éditorial, des atteintes « à sa mission d’apprentissage de la vie et de la citoyenneté ».

L’absence de hiérarchisation des problèmes rapportés entretient un registre anxiogène propre aux discours déclinistes et réactionnaires. La section intitulée « Tout est foutu ou presque » contient deux anecdotes dédiées à des questions de tout-petits sur… des bonbons au goûter. Un même témoignage peut enchaîner de simples perturbations de classe (un chahut quand il est question de porc en cours de langue) et des propos d’élèves pouvant relever de l’apologie du terrorisme.

Idées fausses sur les religions

Beaucoup de ces anecdotes n’ont pas été vérifiées. Des accusations graves sont ainsi portées à longueur de page contre l’institution ou des professeur.es, sans aucun approfondissement ou enquête possibles. Des récits relaient des idées fausses sur la laïcité ou les religions. C’est ainsi que l’hebdomadaire satirique publie pages 13 et 14 un témoignage d’un collègue qui se trompe sur le calcul des dates des fêtes musulmanes. Ce professeur s’offusque que des élèves demandent à s’absenter un jour d’examen coïncidant avec l’Aïd. Or c’est un droit que leur garantit la circulaire d’application de la loi de 2004.

Une enseignante regrette page 8 du magazine l’absence de formation ou de ressources institutionnelles pour assurer l’enseignement moral et civique (EMC). Or c’est un des thèmes qui est le plus traité dans les plans de formation et les sites institutionnels regorgent de documentations et d’idées d’activités sur le sujet. Certains témoignages ne reposent que sur des fantasmes. C’est le cas d’une anecdote livrée par une collègue stagiaire en maternelle, à qui une enseignante aurait dit en formation qu’elle avait eu de la chance de ne pas avoir de parents musulmans pour se plaindre d’avoir lu Les Trois Petits Cochons à sa classe.

Vision raciste

Le choix éditorial opéré par Charlie Hebdo ne peut donner qu’une vision tronquée et biaisée de la façon dont le principe de laïcité se vit à l’école aujourd’hui.

C’est parfois une vision raciste qui est relayée, en contradiction avec les valeurs défendues dans l’éditorial ou par certains témoignages. On peut ainsi lire page 31 un collègue faire des musulman.es des citoyen.nes étranger.es qui « n’accepteront jamais la nourriture de leur pays d’accueil, et [qui] passeront leur vie dans leur bulle musulmane ». Quelques pages plus tôt, un enseignant s’offusque que ses élèves se définissent comme « musulman.es » et non comme français.es. Mais comment s’en étonner quand Charlie Hebdo relaie lui-même cette idée ?

Plusieurs anecdotes renvoient à une vision raciste, comme un témoignage sur des élèves rroms accusés d’être privilégiés par les collègues et l’institution en raison de leur origine, alors que l’ONU comme le Défenseur des droits ont montré à quel point les Rroms étaient rejetés de l’école. C’est encore le cas d’un témoignage qui pose les jeunes musulmans comme responsables des incendies de voitures.

Discours réactionnaire

Au-delà de ce racisme que le magazine n’a aucun scrupule à relayer, les témoignages sont bien souvent marqués par un discours à la fois décliniste (sur la perte des valeurs et la perte d’autorité de l’école) et réactionnaire, associant pédagogie et démagogie. Est-ce la nouvelle ligne éditoriale de Charlie Hebdo ? Tout cela n’est-il pas bien éloigné des idéaux libertaires dont ce journal se voulait être l’un des porte-paroles ?

Non seulement la rédaction a choisi de ne pas vérifier les témoignages, de ne pas les confronter, de ne pas filtrer les jugements racistes, mais elle a laissé les collègues sans réponse pratique ou presque, les abandonnant à leur désarroi. Une très brève section met en avant des actions positives, un témoignage final d’une association évoque des interventions fructueuses auprès d’élèves, mais ces passages ne répondent pas au gros des problèmes posés dans le reste du numéro.

Sur notre site internet, nous avons comblé cette lacune en apportant par une vingtaine d’anecdotes une réponse pratique aussi circonstanciée que le permettent le choix de l’anonymat et l’absence de travail journalistique sur ces récits. Enseignant.es de l’éducation prioritaire, nous avons fondé le Cercle des enseignant.es laïques afin de fournir les ressources nécessaires pour vivre et enseigner une laïcité apaisée.

Apaiser les débats

Nous avons repris la méthode initiée dans la partie « Pratiques » de notre Petit manuel pour une laïcité apaisée_ (co-écrit avec Jean Baubérot et sorti en 2016 aux éditions La Découverte) : rappeler le cadrage institutionnel, donner des pistes pour anticiper le problème, dédramatiser la situation (par exemple en montrant quand c’est le cas qu’elle n’est pas spécifiquement liée à la laïcité, mais à un problème plus général de l’école) et proposer des solutions pratiques.

Charlie Hebdo fait le choix de laisser des enseignant.es soit dans l’erreur, même quand leur vision faussée de la laïcité les amène à des discours racistes ; soit sans réponse face à des situations qui les stressent. Nous choisissons d’apporter des réponses simples, basées sur le cadre juridique et institutionnel précis, ainsi que sur notre expérience.

En apaisant les débats sur la laïcité, nous entendons permettre que soient posés les enjeux prioritaires de l’école, à commencer par la baisse des moyens, les inégalités ancrées dans le système scolaire ou l’impossibilité d’avoir des débats sereins sur la pédagogie. Autant de priorités masquées par une vision falsifiée et anxiogène de la laïcité, qu’il est temps de dépasser.

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Tribunes

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