Reporters de guerre : un monde en brut

Le prix Bayeux des correspondants de guerre tient sa 25e édition. Entre actualités et histoire, des expositions étirées dans toute la ville normande.

Jean-Claude Renard  • 17 octobre 2018 abonné·es
Reporters de guerre : un monde en brut
Des soldats américains à Bagdad, en Irak, en 2003.© Yuri Kozyrev/NOOR

D’abord, il y a cette web-série stupéfiante (qui s’accompagne d’un ouvrage illustré par Léonard Cohen, à la pratique et au regard originaux), Le Parfum d’Irak (1), signée Feurat Alani, vaste encyclopédie familiale qui s’ouvre sur le premier voyage de l’auteur dans le pays de ses parents, tout gosse, près de trente ans plus tôt. En 2016, le journaliste choisit alors Twitter, rédige un tweet, puis deux, puis… mille cinq cents, pour décrire ce qui va de son enfance à la dictature, par le menu détail, jusqu’aux glaces à l’abricot. Avant de raconter l’embargo des années 1990, la misère, le sentiment d’injustice. C’est une histoire intime et universelle, des récits qui balayent le temps, des destins qui croisent celui d’un pays, miné par la dictature, la guerre, puis la naissance de l’État islamique.

Ensuite, il y a le Yémen et cette guerre « loin des yeux », grande exposition collective où l’on retrouve certaines images de Véronique de Viguerie (lire son portrait dans Politis du 11 octobre 2018), celles aussi des rares journalistes qui ont pu se rendre sur place (Guillaume Binet, Olivier Laban-Mattei, Maria Turchenkova) et celles de photographes yéménites, pour rendre compte de cette tragédie qui dure depuis trois ans, anéantit les populations civiles, plongeant le pays dans la désolation et une crise humanitaire trop ignorée, sinon méprisée.

Consacré aux correspondants de guerre, le prix Bayeux célèbre cette année sa 25e édition avec sept expositions, présentées dans différents lieux de la cité normande, sur un monde turbulent, aux conflits toujours recommencés. L’Irak et le Yémen, donc, l’Afghanistan (photographié par Shah Marai et Pascal Manoukian), ou encore la Syrie (Yuri Kozyrev, dont le travail dans ce pays ou en Irak est déployé en grand format dans les rues de Bayeux).

Des conflits, des crises, des guerres, parfois médiatisés, parfois peu documentés, très peu couverts. Ainsi, le Venezuela, vu par Oscar B. Castillo, en noir et blanc. Et plutôt en noir, dans ce pays qui en est arrivé à près de 20 000 homicides par an, gagné par les gangs et les groupes paramilitaires, régenté par la violence, pêle-mêle de crimes et délits, de misères… Une tragédie marquée également par la répression, la censure et une forte polarisation dans toutes les couches de la société, et par l’immobilisme des pouvoirs politiques.

Castillo donne un certain poids aux chiffres en étant au plus près de son sujet, au cœur du chaos. Parmi les gangs, au milieu des armes, de manifestants, avec une population exsangue, épuisée, affamée, vaincue par les espoirs déçus, il multiplie les gros plans, portraitise à outrance, au diapason d’une situation où tout est exacerbé, ajoutant des images familiales, comme celle de son père, lui aussi saisi en gros plan, se relevant difficilement d’un cancer de la prostate, faute de soins et de médicaments.

Témoignage brut s’il en est, à l’instar du travail de Colin Delfosse et de Michele Sibiloni, concentré sur le déplacement de populations oubliées, auprès des Congolais forcés de quitter la province de Tanganyika, dans le sud-est de la République démocratique du Congo, chassés par les pillages, les viols et les enlèvements successifs ; auprès encore des réfugiés congolais en Ouganda, traversant le lac Albert sur des bateaux de pêche pour trouver refuge.

Témoigner, raconter. Telle est la nature même du correspondant de guerre. C’est, au reste, ce qu’on observe dans une exposition qui se veut historique, retraçant plus d’un siècle et demi de champs de bataille. Une histoire qui s’ouvre avec la campagne de Crimée, en 1853, premier conflit à connaître la photographie, quand Jean-Charles Langlois, ancien militaire, se rend sur zone avec son assistant Léon-Eugène Méhédin. William Howard Russell et Roger Fenton leur emboîtent le pas. Ce sont les premiers correspondants de guerre. On débarque alors avec plaques de verre, chambres noires et produits chimiques, sous l’œil méfiant, voire hostile, des militaires. De cette époque et ses longs temps de pose aux nouvelles technologies, le matériel a bien sûr évolué. Demeure une double constance : déjouer la censure et rapporter la vérité.

(1) Web-série documentaire disponible sur www.arte.tv et ouvrage graphique, _Le Parfum d’Irak, coédité par Arte éditions et Nova éditions.

Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre, Bayeux (14), jusqu’au 4 novembre.

Culture
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