Ambivalences « gayfriendly »

La sociologue Sylvie Tissot a enquêté sur deux quartiers gentrifiés de Paris et de New York où des communautés homosexuelles sont implantées et bien visibles.

Olivier Doubre  • 21 novembre 2018 abonné·es
Ambivalences « gayfriendly »
© photo : ANGELA WEISS/AFP

Durant une longue enquête fouillée, la sociologue Sylvie Tissot s’est immergée dans le Marais parisien et dans une partie du quartier de Brooklyn, Park Slope, à New York, pour observer les évolutions à l’égard de l’homosexualité, dont la présence est fièrement affichée dans les rues. Connue pour ses travaux précédents sur la notion de quartier, mais surtout sur les « quartiers de la bourgeoisie progressiste », dits aujourd’hui gentrifiés (1), Sylvie Tissot n’étudie pas ici « les progrès de l’acceptation et ses limites » vis-à-vis de l’homosexualité dans ces villes, mais concentre plutôt son travail de sociologue sur leurs habitants qui « cultivent la tolérance ».

Elle prend donc plus précisément pour « objet » cette gayfriendliness, c’est-à-dire le fait d’être gayfriendly (mot anglais composé de gay et de friend, ami), ce qui, au lieu de marquer « une étape aisément repérable dans la progression supposée inéluctable des droits et de l’égalité », désigne maintenant une « manière d’envisager l’homosexualité ». Manière, surtout, qui « en dit autant sur la place des gays et des lesbiennes dans la société d’aujourd’hui que sur le groupe qui s’en fait le défenseur : des hétérosexuels richement dotés en capital culturel et économique, habitant des quartiers aujourd’hui gentrifiés où s’est regroupée, à partir des années 1980, une importante population gaie ».

Sans être aucunement à charge à l’encontre de « ces hétéros » qui seraient hypocrites, voire n’exprimeraient plus une homophobie « soft » ou dissimulée, le travail de Sylvie Tissot vient mettre en lumière combien cette gayfriendliness « prend des formes ambivalentes et plurielles, construites à partir de prises de position plus ou moins positives vis-à-vis de l’homosexualité ». Son apport fondamental (qui pourrait même sembler embarrassant, d’un point de vue purement social, pour de sincères progressistes contre l’homophobie) est en effet d’analyser ce que la sociologue n’hésite pas à qualifier de « norme sociale construite par et pour des dominants qui a, néanmoins, profondément redéfini la place des gays et des lesbiennes dans la société ».

Aussi bien à Paris qu’à New York, cette gayfriendliness a certainement fait reculer l’homophobie, faisant même de celle-ci un véritable « stigmate », ou « une attitude proscrite, relevant d’une histoire ancienne ». Mais Sylvie Tissot montre toute l’ambivalence de cette norme, « portée par un groupe circonscrit, situé en haut de l’échelle sociale ». Si elle n’a assurément pas fait disparaître l’hétéronormativité (reposant « sur l’asymétrie entre les orientations sexuelles »), celle-ci s’est « très largement transformée ». Et ces quartiers sont deux lieux de choix afin de mettre en lumière la recomposition des lignes de partage séparant « l’acceptable de l’inacceptable ». Un travail de sociologie tout en finesse, annonçant des évolutions certainement au long cours.

(1) Cf. De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste (Raisons d’agir, 2011) et L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique (Seuil, 2007).

Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York Sylvie Tissot, Raisons d’agir, 328 pages, 24 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »
Entretien 24 avril 2025

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »

Dans Une étrange victoire, écrit avec le sociologue Étienne Ollion, Michaël Fœssel décrit la progression des idées réactionnaires et nationalistes dans les esprits et le débat public, tout en soulignant la singularité de l’extrême droite actuelle, qui se pare des habits du progressisme.
Par Olivier Doubre
Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »
Entretien 23 avril 2025 libéré

Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »

Après s’être attaquée aux discours sexistes dans les médias et à la figure du bon père de famille, l’autrice met en lumière les biais classistes à gauche. Avec Ascendant beauf, elle plaide pour réinstaurer le dialogue entre son camp politique et les classes populaires.
Par Hugo Boursier
Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition
Idées 23 avril 2025 abonné·es

Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition

Inflexion idéologique chez les sociaux-démocrates, victoire culturelle pour la gauche radicale… Face à la guerre commerciale de Donald Trump, toutes les chapelles de la gauche convergent vers un discours protectionniste, avec des différences.
Par Lucas Sarafian
Médecine alternative : l’ombre sectaire
Idées 16 avril 2025 abonné·es

Médecine alternative : l’ombre sectaire

Un rapport de la Miviludes met en lumière un phénomène inquiétant. Depuis la pandémie de covid-19, l’attrait pour les soins non conventionnels s’est accru, au risque de dérives dangereuses, voire mortelles.
Par Juliette Heinzlef