Procès France Télécom : ultimes plaidoiries pour les parties civiles

Les avocats représentant les parties civiles du procès France Télécom et les syndicats livraient hier leurs derniers plaidoyers pour faire entendre la voix des victimes du « management par la terreur » institué par l’entreprise entre 2006 et 2009.

Antoine Cariou  • 5 juillet 2019
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Procès France Télécom : ultimes plaidoiries pour les parties civiles
photo : Didier Lombard.
© Stéphane de Sakutin/ AFP

Dans la salle d’audience 2.01 du tribunal de Paris, Sylvie Topaloff, l’avocate de SUD PTT au procès France Télécom risque une analogie. « Si avant d’exécuter un condamné, on lui bande les yeux, ce n’est pas pour l’empêcher de voir la mort le frapper de face mais pour permettre à son bourreau de tirer sans croiser son regard » avance-t-elle, prenant pour appui le philosophe Emmanuel Levinas. La phrase, assassine, est adressée à Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, le trio de tête de l’entreprise de télécommunication accusé d’avoir mis en place une stratégie d’harcèlement moral systémique en direction de leurs salariés au cœur de la crise. « Vous avez feint de ne pas entendre les appels à l’aide de vos salariés pour laisser faire », poursuit l’avocate.

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Il y a maintenant plus de dix semaines que le procès France Télécom a débuté. Dix semaines que sept prévenus, plus l’entreprise France Télécom devenue Orange, poursuivie en qualité de personne morale, répondent d’harcèlement moral ou de complicité de ce délit devant le tribunal. Sur les 39 personnes retenues en qualité de victimes, 19 se sont donné la mort. Jeudi, les avocats des parties civiles prenaient la parole une dernière fois.

Management par la terreur

Devant Cécile Louis-Loyant, présidente de l’audience depuis le 6 mai, les avocats assurant la défense de syndicats font front commun. Tous plaident à l’unisson pour que les pratiques managériales instituées par la terreur soient punies. Ils espèrent une décision historique qui pourrait faire jurisprudence pour les futurs dossiers de souffrance au travail.

Après la CGT mercredi, c’était jeudi au tour des avocats de la CFDT, de la CFE-CGC Orange et de SUD PTT, premier syndicat a avoir déposé plainte il y a neuf ans, de faire entendre la voix des victimes du « management par la terreur » ainsi que le qualifiera l’avocat Jean-Paul Teissonière pour clôturer cette 36e journée d’audience d’un procès hors norme. Les avocats mettent en cause le harcèlement moral systémique institué comme politique managériale entre 2006 et 2009 au sein de l’entreprise de télécommunication. Dès 2006, le plan Next et son volet social, ACT, prévoyaient 22 000 suppressions de postes et 10 000 mobilités internes. Mais difficile d’imposer un plan social quand deux tiers des salariés sont fonctionnaires. Tout va donc être fait pour les pousser à partir.

« Je me suicide à cause de mon travail chez France Télécom. C’est la seule cause »_, écrivait Michel Deparis dans une lettre adressée à sa famille avant de mettre fin à ses jours. Comme tant d’autres, son histoire, évoquée par les avocats, résonne entre les murs du tribunal. À la barre, Sylvie Topaloff rappelle les mots de Didier Lombard. Des mots collectés dans le documentaire de Serge Moati, qui s’est transformé en chronique de la crise : _«Peut-on faire de l’économie et de l’humain en même temps ? C’est ça la marche ratée. On a poussé le ballon un peu trop loin. C’est tout un fonctionnement à revoir. On n’a rien vu venir. C’est aussi parce qu’on a refusé d’écouter. »

Harcèlement moral systémique

L’avocat de la CFDT, Jonathan Cadot, rappelle lui la directive européenne du 12 juin 1989, visant à promouvoir l’amélioration des conditions de sécurité des travailleurs : « La santé des travailleurs ne saurait jamais être subordonnée à des critères économiques. » « On a presque envie de la répéter dix fois cette phrase », avance-t-il avant de rappeler le manque d’écoute accordée par l’entreprise aux médecins du travail, les courriers du SNPST à Didier Lombard et « les expertises CHSCT ne sont lues par personne ».

On serait alors tenté de trouver un seul responsable à ce que les avocats des parties civiles appellent un harcèlement moral institutionnalisé : le capitalisme, et avec lui le fonctionnement des entreprises cotées en Bourse obligées de rémunérer gracieusement leurs actionnaires. Ce serait trop simple. « Derrière la loi du marché et les contraintes capitalistiques il y a des hommes qui font des choix qui impliquent directement la vie d’autres hommes », rappelle Sylvie Topaloff. Elle ajoute :

Il n’est pas possible que personne ne soit susceptible de répondre de ce qui est arrivé. Il faut pouvoir identifier, localiser les responsables pour ne pas s’en remettre à une sorte de fureur absurde au sein des entreprises.

Le procès devrait se poursuivre vendredi avec les réquisitions du parquet prévues à partir de 13h30. La semaine prochaine, les avocats de la défense plaideront pour clore ce procès hors norme qui rendra son verdict en novembre.

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