Homophobes pratiquants

Un documentaire et un livre-enquête se penchent sur les « thérapies de conversion » à destination des personnes homosexuelles. Des pratiques qui, en France, se déploient encore en toute impunité.

Jean-Claude Renard  • 18 décembre 2019 abonné·es
Homophobes pratiquants
© Traitement aux électrochocs. Une image du documentaire Homothérapies, conversion forcée. Ego Productions

J’ai fait mon coming out assez jeune. Comme on fait vraiment confiance à sa famille, on suit ses parents. Ils guident notre vie et ils ont raison. J’y vais en me disant “si ça se trouve, ça va marcher !” » Benoît Berthe grandit au sein d’une famille très pratiquante. Ne pas aller à la messe est un « péché mortel ». Dans son enfance, il fréquente différentes communautés du Renouveau charismatique, mouvement d’origine américaine inspiré de l’évangélisme. L’une des communautés dont la famille est proche est celle des Béatitudes, créée en 1973 par un groupe protestant converti au catholicisme.

À 14 ans, Benoît se sent différent. Et lâche à sa maman : « Si tu sens qu’il y a un truc qui ne va pas, c’est parce que je suis attiré par les garçons. » Sa mère est effondrée. Quand elle entend parler de sessions de « guérison », organisées par des communautés religieuses, elle est persuadée de pouvoir « sauver » son fils. De 15 à 18 ans, l’adolescent va donc passer plusieurs séjours dans des camps de jeunes encadrés par des prêtres ou des pasteurs. Il participe à diverses activités, se confesse régulièrement, toujours avec le même espoir parental d’une guérison. Pour intégrer une session, le garçon doit rédiger une lettre de motivation, expliquer que cette initiative est personnelle, dire quel est son problème, décrire de quoi il souhaite guérir. « Quand ta mère te dit : “Ça va être bon pour toi, ça va t’aider”, tu le fais. Je ne me serais pas du tout vu dire non. »

Lors de ces sessions, les pères spirituels posent à Benoît des questions intrusives sur sa sexualité. On se doit de tout dévoiler, comprendre que l’homosexualité n’est pas naturelle mais « une perversion de la nature, que le péché originel était venu souiller le corps et l’âme pour faire basculer certaines personnes dans quelque chose de diabolique ». Il obtempère, joue le jeu de la transparence, au moins pour ses parents. Sa hantise est d’être exorcisé, de vivre une scène terrifiante qu’il avait vue à l’âge de 6 ans.

Les sessions passent avec les années. Benoît est convaincu qu’il ne changera pas. Il se souvient d’une énième confession auprès d’un prêtre. « Comme d’habitude, il faut tout dire, recommencer à se mettre à nu. Je lui dis la vérité : je ne regrette pas. Pour moi, je n’ai rien fait de mal. Là, un mur tombe et un refus d’absolution. Quand on n’a plus -l’absolution, on n’est pas pardonné de ses péchés. On ne fait plus partie de la communauté. C’est lourd de sens. »

Le calvaire du jeune homme s’arrête lorsqu’il quitte Gien et ses parents pour suivre des études à Paris. Au plus fort des défilés de la Manif pour tous, sans rompre les liens familiaux, il claque la porte de l’Église catholique, ne souhaitant pas « valider une institution qui ne m’accepte pas pour ce que je suis ». Aujourd’hui, à 29 ans, résidant à Londres, Benoît travaille dans les films d’animation. Sa mère lui a demandé pardon. De son côté, le médecin pédiatre, chantre des thérapies de guérison de l’homosexualité, continue d’animer des sessions des Béatitudes en tant que « prédicateur ».

Benoît Berthe est l’un des témoins majeurs de cette enquête remarquable consacrée à la violence psychologique des « thérapies de conversion » infligées aux personnes homosexuelles par des groupes chrétiens. Un livre de Jean-Loup Adénor (France Info) et Thimothée de Rauglaudre (journaliste indépendant), publié sous le titre Dieu est amour et accompagné d’un documentaire de Bernard Nicolas, Homothérapies, conversion forcée, écrit également par les deux journalistes (à voir sur Arte.fr jusqu’au 24 janvier). Deux ans de travail dans les milieux chrétiens, le plus souvent en caméra cachée, sous une fausse identité pour Jean-Loup Adénor, de sorte à pouvoir infiltrer ces groupes prospérant dans la plus grande discrétion et vérifier la réalité de leurs pratiques.

Une enquête passionnante et effrayante sur des pratiques qui trouvent leur origine aux États-Unis, avec des groupes qui ont pignon sur rue, où l’homophobie s’affiche à la télévision depuis les années 1960. Certains médecins voient dans l’homosexualité une maladie neurologique. On pratique alors la lobotomie. Une décennie plus tard, on passe aux techniques dites aversives. Du côté masculin, l’homosexuel est soumis à l’épreuve de photos suggestives. Une érection vaut une décharge électrique. Si les médecins abandonnent progressivement ces pratiques ignobles, des associations prennent le relais, en toute liberté. En 1976, le mouvement évangélique Exodus affirme pouvoir « guérir l’homosexualité par des pratiques religieuses ». On y vend l’hétérosexualité comme la conception de Dieu. À l’émergence d’associations bâties pour le droit des personnes homosexuelles correspond l’essor de la droite chrétienne conservatrice contre le féminisme et les mouvements gays. Dans la ferveur religieuse, Exodus essaime ses idées.

Aux États-Unis, les maisons mères assument pleinement leurs discours de « guérison » ; c’est nettement moins évident en France, où Jean-Loup Adénor et Thimothée de Rauglaudre ont concentré leur enquête principalement autour des associations -catholiques ou protestantes comme Torrents de vie, Courage, dans le giron de la Communauté de l’Emmanuel (mouvement charismatique le plus puissant en France, tenant un rôle primordial dans la création de la Manif pour tous), Oser en parler, -l’Association pour la formation chrétienne de la personne (AFCP) et la communauté des Béatitudes. S’y croisent de vrais médecins, de faux et fausses thérapeutes, des prédicateurs, des missionnaires en transe de bêtise inquiète devant les rapports entre personnes du même sexe, du confessionnal à tout-va, propice aux humiliations, un conseiller et formateur « en relation d’aide » et des émules de l’empereur romain Théodose Ier, condamnant au bûcher, en 390, tout acte homosexuel. Autant de chapelles où l’on se préserve d’employer les mots « guérison », « maladie » et « homosexualité », qui possèdent leurs solutions.

« Certaines promettent un mariage hétéro-sexuel au terme de longues années de luttes contre le “péché”, pointent les deux enquêteurs, d’autres se contentent de prôner l’abstinence sexuelle. Leur point commun est toutefois d’envisager l’homosexualité comme une déviance psychospirituelle, que l’on pourrait supprimer ou du moins réprimer par toute une palette de méthodes – la parole, la prière, l’exorcisme, voire pire. » Mais, en toile de fond, « on retrouve une diabolisation assumée de l’homosexualité et une grande culpabilité, souvent imprimée depuis déjà longtemps par la famille ». Une famille croyante, cible privilégiée de ces groupes jouant sur le levier de la foi.

On traque les failles parentales (la faute au père, absent ou trop autoritaire, ou à une mère trop présente, pour garnir la palette de clichés idiots), on mise sur l’intimité, on s’ouvre sur ses traumatismes, ses manques et ses errements. Et, tant qu’à faire, on établit le lien entre abus sexuels dans l’enfance ou l’adolescence et attirance homosexuelle pour expliquer l’homosexualité. Jésus, Marie, Joseph ! À la clé de ces idées et pratiques, des dépressions, des ruptures familiales, des suicides.

Une question se pose alors. Que font les pouvoirs publics contre ces pratiques ? La réponse arrive tardivement. En mars 2018, le Parlement européen appelle les États membres à légiférer contre les « thérapies de guérison pour les personnes LGBTI ». Si plusieurs pays préparent un projet de loi, seule Malte a franchi le pas, interdisant officiellement « tout traitement qui vise à changer, réprimer ou éliminer l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou l’expression de genre d’une personne ». En France, on en est encore, faute de plaintes des victimes, ou par ignorance des élu·e·s, dans le meilleur des cas, au stade de la « mission d’information ». Tandis que le pape François, dans l’été 2018, déclare : « Quand cela se manifeste dès l’enfance, il y a beaucoup de choses à faire par la psychiatrie, pour voir comment sont les choses. »

Dieu est amour Flammarion, 304 p.19,90 euros.

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