À Ivry, l’art se déconfine en chariot

Plusieurs structures de la ville rassemblent artistes professionnels et amateurs au pied des immeubles. Dans la poésie et la couleur.

Anaïs Heluin  • 10 juin 2020 abonné·es
À Ivry, l’art se déconfine en chariot
© Le Chariot des quartiers d’Ivry accueille sur ses planches habitants et artistes.Photo : Jean-Michel Berette

C’est en catimini que, deux fois par semaine, le Chariot des quartiers d’Ivry traverse la ville. Garé au théâtre Antoine-Vitez, au centre d’Ivry-sur-Seine, il dissimule tant qu’il peut ses couleurs bariolées pour éviter les rassemblements. Jusqu’au lieu de rendez-vous où il pourra enfin se laisser aller à sa vocation : accueillir sur ses planches des habitant·es et des artistes.

Afin d’exercer de nouveau leur métier, alors que les théâtres ne peuvent encore accueillir de représentations, des comédien·nes, des chanteurs et chanteuses, des musicien·nes professionnel·les, pour la plupart d’Ivry, ont décidé de revenir aux origines de leur pratique. Ils n’hésitent pas à remonter jusqu’en « 534 avant J.-C., quand le dithyrambe Thespis, Athénien né à Dionysos, déclame masqué, juché sur son chariot, et invente la tragédie », lit-on sur un communiqué paru dans la foulée de la première sortie du Chariot, le 19 mai, dans la cité Pierre-et-Marie-Curie. La plus grande cité d’Ivry, située tout près du théâtre El Duende, l’un des initiateurs du théâtre nomade avec le théâtre Antoine-Vitez, la compagnie Laforaine, la salle de concert municipale le Hangar, le conservatoire municipal de musique et de danse, l’association les Bergers, le Théâtre des quartiers d’Ivry-centre dramatique national et le chanteur Manuel Merlot. Sans oublier les maisons de quartier, dont les équipes contribuent au choix des lieux de représentation.

Après des visites dans les quartiers Hoche et Monmousseau, c’est à Ivry-Port que le Chariot a élu domicile provisoire le 2 juin. Au square de la Minoterie précisément, dont les habitants ont été prévenus par des affiches collées en bas des barres d’immeubles. « Entre 19 h et 20 h 30, le Chariot fera halte en bas de chez vous. Restez à vos fenêtres, ne vous approchez pas, respectez les gestes barrières et la distanciation physique », y lit-on. À l’heure et au jour dits, nombre de fenêtres et de balcons font en effet office de loges. Certaines personnes sont aussi rassemblées au pied du -véhicule décoré par la compagnie Laforaine, dont les fondateurs, Linda Hede et Éric Brossard, accueillent les enfants en leur offrant des cerceaux où s’asseoir.

À dix mètres de la cariole, un parterre s’organise tandis que deux artistes font danser des marionnettes bricolées par les mêmes Linda et Éric, dont l’étonnante machine à bulles remporte un franc succès. Après un mot de présentation de Medhi Kerouani, du théâtre El Duende, le spectacle peut commencer. En résidence au théâtre Antoine-Vitez, où elle présentera à l’automne sa prochaine création, la chanteuse, musicienne et comédienne Léopoldine HH ouvre les festivités avec Rimbaud. Une Ivryenne, Ludivine, lui succède pour lire son texte sur ses prouesses culinaires de confinement. Puis un comédien d’El Duende lit Un jour, un jour d’Aragon, qui, nous rappelle-t-on, fut interprété par un célèbre habitant de la ville, Jean Ferrat. Léopoldine revient avec son ukulélé pour égayer le public avec sa chanson « Zo zo la la »– « “comme ci comme ça” en alsacien ». C’est ensuite au tour du groupe hip-hop les Avengers, né au sein d’un atelier des Bergers, de partager son travail. Loin d’être un simple visiteur des quartiers populaires d’Ivry, le Chariot y ancre ses voyages.

Chaque sortie du Chariot est différente. Si l’on retrouve d’une fois sur l’autre des artistes d’El Duende et de Laforaine ainsi que le « chanteur ivryen international Manuel Merlot », chaque structure participante propose régulièrement de nouvelles interventions. « En mêlant artistes professionnels, amateurs et habitants, nous souhaitons créer des bulles poétiques que chacun puisse s’approprier. Cette expérience est pour nous une manière d’approfondir et d’élargir le travail que nous menons à l’année avec les habitants du quartier Hoche», dit Medhi Kerouani, dont le théâtre, fondé en 2000 sous la forme d’une coopérative, a traversé ces derniers mois une phase critique. « Très peu aidés par les pouvoirs publics, nous avons dû faire appel à notre public pour assumer la perte de 75 000 euros causée par la fermeture du lieu, Pouvoir reprendre ainsi notre travail est un bonheur. Les conditions techniques offertes par le théâtre Antoine-Vitez et le Hangar sont parfaites, et l’accompagnement des maisons de quartier très précieux. De même que le soutien financier de la mairie ».

Ce fonctionnement collectif réjouit tout autant Linda Hede, pour qui « la diversité des acteurs qui portent l’initiative fait sa force et son originalité. Si certains d’entre nous avaient déjà travaillé ensemble, et que nous nous connaissions tous, c’est la première fois que nous nous rassemblons pour imaginer un objet commun. Sans hiérarchie, petites et plus grandes structures dialoguent au quotidien depuis le confinement pour apporter la réponse artistique la plus juste possible à la situation ».

Pour tous les artistes qui y participent, le Chariot est donc l’occasion d’expérimenter de nouveaux modes de travail et un rapport particulier au territoire. « Nous devrions faire ça toute l’année !», s’enthousiasme Manuel Merlot avant d’aller conclure le tour de chant et de poésie par son tendre et explosif « Marcelle », sur lequel dansent les « Minies », les petits frères et petites sœurs des Avengers, qui se disent «heureux de pouvoir pour une fois aller vers les gens au lieu que ce soient eux qui viennent à nous ». En toute modestie, le Chariot affirme un fort désir de service public. Sans renoncer à l’art ni à la poésie, qui font lien malgré les distances imposées.

Culture
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