Thiaroye 1944 : l’histoire falsifiée des combattants africains

Dans l’exposition « Tirailleurs d’Afrique » récemment inaugurée par la secrétaire d’État Geneviève Darrieussecq, le massacre par l’armée française de tirailleurs démobilisés au Sénégal est encore qualifié d’« évènements ». Pour faire reconnaître ce crime de masse qui n’avait d’autre fondement que le racisme, l’historienne Armelle Mabon appelle à sortir de l’histoire « officielle ». Retour sur les faits.

Armelle Mabon  • 5 juillet 2020
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Thiaroye 1944 : l’histoire falsifiée des combattants africains
© PHOTO: cimetière militaire de Thiaroye, près de Dakar (Sénégal) (SEYLLOU / AFP)

Dimanche 21 juin 2020, au Tata sénégalais de Chasselay (Rhône), s’est déroulée la cérémonie commémorant le 80e anniversaire des massacres des tirailleurs africains par l’armée allemande en mai-juin 1940. À cette occasion, la secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, Geneviève Darrieussecq, a inauguré l’exposition « Tirailleurs d’Afrique. Des massacres de mai-juin 1940 à la Libération de 1944-1945 : Histoire croisée et mémoire commune », conçue par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) et le Groupe de recherche Achac. Dans cette exposition, le panneau intitulé « Démobilisations, répression et conflits coloniaux » évoque le massacre de Thiaroye, le 1er décembre 1944 au Sénégal, devenu pour les besoins d’un récit et pour rester dans le sillage de l’histoire officielle, _« les événements de Thiaroye ».

Armelle Mabon est historienne, maître de conférences (UBS-TEMOS UMR 9016 CNRS). Elle a publié Prisonniers de guerre « indigènes » - Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, réédition 2019.

Les faits falsifiés

Les hommes tués à Thiaroye étaient ces combattants de 1940, faits prisonniers par les Allemands mais, contrairement aux prisonniers métropolitains, c’est en France, dans des Frontstalags (camps de prisonniers) qu’ils passèrent quatre longues années de captivité. À la Libération, alors que certains s’étaient évadés et avaient rejoint les maquis, ils ont été rapidement rapatriés en novembre 1944 vers le Sénégal, où ils devaient être démobilisés à la caserne de Thiaroye (périphérie de Dakar). D’après les textes en vigueur de l’époque, ils devaient percevoir un quart de leur solde de captivité avant de quitter la métropole et les trois quarts restants au moment de leur démobilisation. L’administration militaire et coloniale a refusé de les payer, pensant que ces hommes allaient repartir chez eux sans rien exiger. Spoliés de leurs soldes, les ex-prisonniers de guerre ont réclamé logiquement le paiement. Sur ordre des officiers, le 1er décembre 1944, ils ont été rassemblés devant des automitrailleuses pour être assassinés.

© Politis

L’histoire officielle consignée dans les rapports des officiers et les écrits du gouverneur général de l’Afrique occidentale française (AOF) n’est qu’une machination orchestrée par le gouvernement provisoire. C’est ce que montre la circulaire émanant du ministère de la Guerre du 4 décembre 1944, faisant croire que les rapatriés avaient perçu la totalité de leur solde avant l’embarquement. Il fallait présenter une rébellion armée et une répression sanglante inévitable, diminuer le nombre de victimes, dont certaines ont été qualifiées de « déserteurs », et camoufler le lieu de leur sépulture. En revanche, 34 tirailleurs « sénégalais » ont été réellement condamnés pour un crime qu’ils n’ont pas commis.

Alors qu’en France et partout dans le monde, des mouvements s’élèvent pour dénoncer le racisme suite à la mort de George Floyd, la secrétaire d’État Geneviève Darrieussecq a déclaré lors de son allocution : « Je le dis avec force dans ce lieu symbolique, on ne combat pas le racisme par l’ignorance de son histoire et l’instrumentalisation de la mémoire ; on ne combat pas le racisme par l’amalgame et la destruction. » Ce panneau « Démobilisations, répression et conflits coloniaux » n’est que l’illustration non pas de l’ignorance de l’histoire de Thiaroye, mais d’une volonté délibérée de travestir l’Histoire. Cette farouche obstination à instrumentaliser la mémoire s’est déjà vue avec l’exposition consacrée aux tirailleurs « sénégalais » de la Seconde Guerre mondiale réalisée en 2014 par le ministère de la Défense, destinée aux seuls pays de l’Afrique subsaharienne, et dans celle pilotée par l’Achac la même année.

Des expositions au service du mensonge d’État

L’exposition du ministère de la Défense a été installée dans le Mausolée du cimetière de Thiaroye pour la venue du président Hollande le 30 novembre 2014, à l’occasion du 70e anniversaire du massacre, terme évincé de son discours. Il a remis, à cette occasion, « l’intégralité » des archives sur Thiaroye au président du Sénégal. Plus de cinq ans après, ces archives numérisées ne sont toujours pas accessibles. L’analyse approfondie de l’ensemble de ces documents fait surgir le mensonge d’État, alors qu’il manque les archives restées secrètes auprès des forces françaises au Sénégal dissoutes en 2011. Le service historique de la Défense, par la voix de son directeur-adjoint, compte tenu des grossières erreurs historiques relevées, a estimé, en 2018, que les trois panneaux sur Thiaroye devaient être retirés. Quant à l’exposition de l’Achac « Présences des Afriques, des Caraïbes et de l’Océan Indien dans l’Armée française », elle a été créée à l’occasion du 100e anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale (1914-1918) et du 70e anniversaire de la Libération du territoire national (1944-1945), et parrainée par le secrétariat d’État aux Anciens Combattants et à la mémoire, ainsi que le secrétariat d’État chargé de développement de la Francophonie. Présentée à l’Institut français du Sénégal juste après la venue du président Hollande, y figurait un panneau avec une illustration sur Thiaroye intitulée « La mutinerie de Thiaroye ». L’exposition a été coordonnée par Pascal Blanchard de l’Achac et Éric Deroo, alors chercheur-associé au CNRS, avec les conseils et l’expertise du colonel Antoine Champeaux.

L’illustration sur Thiaroye figure sur le panneau de l’exposition de 2020 de l’ONACVG et de l’Achac, en partie corrigée. Il est important d’analyser l’évolution sémantique, reflet de la poursuite du mensonge d’État. En 2014, l’Achac écrivait avec une photo du cimetière de Thiaroye et les tombes anonymes : « Débarqués à Dakar le 21 novembre 1944, des tirailleurs africains réclament la régularisation de leurs soldes. S’ensuit une mutinerie, le 1er décembre 1944, sanctionnée par une “ répression sanglante ” selon les termes du président de la République François Hollande. Le bilan officiel est de trente-cinq tués, et quarante-huit emprisonnés finalement graciés en 1947. Il y a une vingtaine d’années, un monument “Aux martyrs de Thiaroye” a été érigé à Bamako (Mali). »

© Politis

Dans l’exposition « Tirailleurs d’Afrique» en 2020, l’ONACVG et l’Achac présentent désormais le massacre de Thiaroye ainsi : « Thiaroye 1944-1947 » : « Débarqués à Dakar le 21 novembre 1944, des tirailleurs ex-prisonniers de guerre réclament la régularisation de leurs primes. Le 1er décembre, ces revendications légitimes sont sanctionnées par une “répression sanglante” selon les termes du président de la République française, François Hollande, le 30 novembre 2014. Le “bilan officiel” est de 35 tués et 48 emprisonnés, finalement amnistiés en 1947. La tragédie de Thiaroye, comme le nombre de victimes, fait débat entre historiens. Il y a une vingtaine d’années, un monument “Aux martyrs de Thiaroye” a été érigé à Bamako (Mali). » Il aurait été judicieux de montrer le libellé inscrit sur cette stèle : « À la mémoire des fusillés de Thiaroye. Cette plaque vise à perpétuer le souvenir des combattants de la Seconde Guerre mondiale dont de nombreux Soudanais lâchement fusillés par les autorités coloniales le 1er décembre 1944 au camp de Thiaroye près de Dakar pour avoir réclamé le paiement de leur solde, de la prime de combat et celle de démobilisation. »

Le premier constat que nous pouvons faire, c’est la disparition de « mutinerie ». Mais sur le panneau « Démobilisations, répression et conflits coloniaux », nous pouvons lire : « Face à leur traitement, aux différences qu’ils constatent dans le règlement de leur dossier et à l’indifférence qu’ils constatent quant à leur situation, les soldats coloniaux se révoltent à Morlaix, Hyères ou encore Versailles. Le 1er décembre 1944, à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, quelques jours après leur rapatriement, des tirailleurs africains anciens prisonniers de guerre se soulèvent. La répression opérée par l’armée fera plusieurs dizaines de morts (un bilan toujours en débat entre les historiens). »

Il n’y a eu aucun « soulèvement » à Thiaroye

S’il est désormais impossible d’évoquer une mutinerie ou une rébellion armée le 1er décembre, pour l’ONACVG et l’Achac, il est important de présenter ces tirailleurs ex-prisonniers de guerre comme menaçants et désobéissants en inventant des révoltes qui n’ont jamais existé, et en argumentant sur un prétendu soulèvement à Thiaroye. Les documents archivés les plus mensongers n’évoquent pas de soulèvement, dont la connotation est lourde de sens. Il s’agit ici de justifier une répression sanglante quand bien même il n’y a pas eu de rébellion armée, et éviter d’évoquer un massacre prémédité. Dans l’article de Aminata Niang et Sylvie Thiéblemont-Dollet (1), une large place est consacrée aux propos d’Eric Deroo qui, en une phrase, présente Thiaroye comme une rébellion armée : _« Dans la nuit du 1er décembre, un mouvement de tirailleurs vers l’armurerie du camp affole les autorités militaires qui entendent les premiers tirs et décident de mettre en œuvre une démonstration de force vers 9h30. »_

C’est une pure invention qui peut être qualifiée de fraude scientifique tout comme le fait de ne jamais évoquer la spoliation des soldes (2). À Morlaix, 315 tirailleurs ont refusé d’embarquer sur le Circassia car ils n’avaient pas perçu le quart de leurs soldes, et ont été sommés de quitter la ville au petit matin du 11 novembre 1944 face à un peloton de gendarmerie qui a tiré. Il n’y a pas eu la moindre révolte. Quant à Hyères, il s’agissait de soldats qui avaient fait le débarquement d’août 1944 et avaient été retirés du front à l’automne. Ils se sont plaints des mauvaises conditions de vie dans la caserne. Ce n’était pas des ex-prisonniers de guerre contrairement aux hommes de Thiaroye qui réclamaient principalement le paiement de leurs soldes de captivité et non les primes. Pourquoi vouloir, en 2020, modifier la nature de leurs revendications légitimes ? La spoliation des soldes de captivité représente une faute grave pour l’administration militaire, qu’il convient donc de camoufler encore. A la suite du massacre et à la volonté que les survivants quittent au plus vite la caserne de Thiaroye, la grande majorité n’avait pas perçu la prime de démobilisation. Les veuves et les orphelins de ceux « morts par la France » n’ont perçu aucune pension. La question mérite de se poser pour les veuves et les orphelins de ceux reconnus « Morts pour la France » suite aux massacres commis en 1940 par les Allemands.

En 2014, le terme « bilan officiel » n’est pas mis entre guillemets contrairement à 2020, détail à rapprocher sans doute de la phrase suivante sur la tragédie et le nombre de victimes qui font débat chez les historiens, alors que sur le panneau il est également mentionné : « L’opération opérée par l’armée fera plusieurs dizaines de morts (un bilan toujours en débat chez les historiens). » En effet, le docteur en histoire et ancien militaire Julien Fargettas, directeur départemental de la Marne de l’ONACVG, ne cesse de répéter que le bilan officiel de 35 morts ne doit pas être remis en question au point d’écrire en 2015 : « La tragédie demeure aujourd’hui encore au cœur d’un conflit mémoriel et certains n’hésitent pas à remettre en cause le bilan ou bien encore à accuser les autorités françaises de cacher certains documents relatifs à l’événement » (3), alors que dans son allocution du 30 novembre 2014, le président Hollande a mentionné au moins 70 morts.

380 victimes dans des fosses communes dont l’endroit est connu

Pour ma part, j’émets l’hypothèse que la diminution du nombre de rapatriés entre le départ et l’arrivée avec cette fausse information des 400 restés à Casablanca pourrait correspondre au nombre de victimes. Le cinéaste Sembène Ousmane, qui a pu rencontrer des survivants et détenir des informations fiables, a mentionné le nombre de 380 victimes qui n’ont jamais été enterrées au cimetière de Thiaroye, mais jetées dans des fosses communes dont l’endroit est connu, contrairement à l’annonce faite par le président Hollande en novembre 2014. Le ministère de la Défense, en 2014, a fait le choix d’inscrire 1280 ex-prisonniers de guerre en partance de Morlaix, alors qu’ils étaient plus de 1600. Désormais, il n’y a plus de nombre mais « des » tirailleurs. Quant aux documents, qui peut croire que l’armée n’a jamais établi de listes de rapatriés, de déserteurs et de victimes, alors qu’il y avait un appel quotidien ?

En 2014, le ministère de la Défense par le biais de son exposition invitait les historiens à stopper leurs recherches :« Soixante-dix ans après cet épisode douloureux, la plupart des historiens s’accordent sur le chiffre total de soixante-dix victimes, mais le ratio entre blessés et tués ne fait pas consensus et la difficulté à identifier dans les archives les dossiers des personnes blessées rend difficile toute nouvelle analyse scientifique. » Or aucun historien n’a donné un bilan avec soixante-dix victimes, seul le président Hollande l’a fait. En 2020, l’ONACVG et l’Achac donnent le clap de fin pour Thiaroye en 1947 avec l’amnistie des condamnés. Mais une amnistie n’innocente pas et l’histoire de Thiaroye ne peut s’arrêter sur un mensonge d’État. Je me réjouis de voir que le terme « amnistiés » se substitue à celui de « graciés ». Il n’y a pas eu 48 condamnés, mais 34 et seuls 31 ont été amnistiés, dont deux en 1946 – trois sont morts durant leur détention. Cela manque pour le moins de rigueur d’autant que la photo jointe au texte montre une manifestation avec comme légende : « Manifestation demandant la libération des tirailleurs coloniaux suite aux événements de Thiaroye lors de la venue du président de la République Vincent Auriol à Saint-Louis », alors qu’aucun écriteau des manifestants n’affiche cette revendication : tout rassemblement commémorant le massacre de Thiaroye était systématiquement réprimé.

Des hommes victimes d’un crime de masse et d’une injustice

La secrétaire d’État ne s’est pas trompée en annonçant pour les victimes du massacre de Chasselay (48 soldats du 25e régiment de tirailleurs sénégalais étaient exécutés par les allemands, à Chasselay, à 15 km de Lyon) :

La reconnaissance commence souvent par un nom et un prénom. J’encourage vivement la poursuite de ce travail. Un soldat inconnu de moins, c’est un soldat reconnu de plus.

Que fait le ministère des Armées pour les victimes de Thiaroye, dont aucun nom ne figure dans le livret retraçant le parcours des combattants issus des colonies en vue de donner un nom de rue, de place ou de jardin public ? Ces hommes n’ont toujours pas le droit d’être nommés. La méthodologie de l’ONACVG et du ministère des Armées est parfois étonnante dans l’élaboration des fiches bibliographiques. Ainsi pour des prisonniers de guerre, seul l’ouvrage de Julien Fargettas est cité alors qu’il en existe deux autres consacrés à cette captivité singulière, un en anglais de Raffael Scheck (4) et le mien en français (5). Voilà une bibliographie indicative bien sélective.

Une photo d’un condamné est également présentée avec comme commentaire : « Antoine Abibou condamné à l’issue des événements de Thiaroye […] » Terme bien choisi pour ne pas employer le mot de massacre. Il est vrai qu’en 2017, le directeur de l’Achac, Pascal Blanchard, écrivait : « Je garde mutinerie même si derrière il y a un récit plus complexe » ou « la notion de mutinerie ne me révolte pas, ni la notion de répression, et c’est bien un crime, et sur le chiffre des morts ma précision “selon” laisse ouvert un débat sur ce bilan » (6).

Si, à Thiaroye, il y a eu un crime, comme le signale Pascal Blanchard, pourquoi dans les expositions sous l’égide de l’État cette qualification n’apparaît jamais ? Le crime se détermine par sa sanction et plus précisément par la peine encourue. Ce crime de masse est donc resté impuni, sauf pour celui qui a dirigé les opérations, le lieutenant-colonel Leberre, sanctionné pour les faits de Thiaroye. La ministre des Armées refuse toujours de donner le libellé du motif de la punition, alors que rien ne l’interdit selon les arrêts du Conseil d’État n° 416038 et n° 416030 du 4 octobre 2019. La veille du massacre, il a réuni chez lui un lieutenant de vaisseau, réquisitionné pour commander les automitrailleuses car jugé bon tireur, avec un capitaine chargé de commander une batterie. Pourquoi la présence d’automitrailleuses n’est jamais signalée dans ces différentes expositions ? Les corps déchiquetés étaient intransportables, d’où la présence des fosses communes sur le lieu même du massacre. Une fosse commune destinée aux mortellement blessés et aux blessés achevés a également été détectée au sein du cimetière par l’archéologue sénégalais Yoro K. Fall.

Il est d’autant plus regrettable que, sur ce panneau « Démobilisations, répression et conflits coloniaux » de l’exposition 2020 « Tirailleurs d’Afrique » , ait été mis en exergue une phrase de Maïté Diallo-Renan (7) : « Les tirailleurs n’ont pas pensé qu’on pouvait leur tirer dessus. Ce n’était pas pensable » sans son accord, alors que son père fait partie des tirailleurs condamnés. Elle a exprimé sa colère : « J’aurais au moins aimé qu’ils s’abstiennent d’utiliser le nom de mon père dans un texte où on parle encore de mutinerie sans aucune référence à l’injustice. »

© Politis

L’indispensable retrait du panneau

Pour toutes ces raisons, ce panneau doit être retiré car il contribue à manipuler l’opinion publique en nous éloignant de la vérité sur ce massacre commis par des officiers des troupes coloniales, crime autant raciste que ceux commis par l’armée allemande. Pire encore, de tels propos volontairement mensongers entravent la volonté des familles qui revendiquent l’exhumation des corps, l’octroi de la mention « mort pour la France », le procès en révision et la réparation, alors que l’État français argue de la prescription de la créance, signe que la spoliation est reconnue grâce aux combats des familles et au travail d’historiens.

Il ne s’agit pas ici de revisiter l’Histoire mais de faire cesser tout travestissement incompatible avec notre État de droit, comme le rappelait l’historien Marc Bloch avec cette injonction, « l’honnête soumission à la vérité », mais aussi Hannah Arendt :

L’historien sait à quel point est vulnérable la trame des réalités parmi lesquelles nous vivons notre existence quotidienne. Elle peut être souvent déchirée par l’effet de mensonges isolés, mise en pièces par les propagandes organisées et mensongères de groupes, de nations, de classes, ou rejetée et déformée, souvent soigneusement dissimulée sous d’épaisses couches de fictions ou simplement écartée, aux fins d’être rejetée dans l’oubli (8).

Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, s’est félicitée que des photos aient pu être retrouvées pour témoigner du drame à Chasselay _: « Elles révèlent encore un peu plus à la face du monde les traits véritables de la rage raciste qui fut à l’œuvre. Elles permettent également de mettre des visages sur la tragédie et complètent l’important travail d’identification mené depuis plusieurs années. »_. Des photos ont aussi été prises par les militaires américains après le massacre de Thiaroye, mais restent introuvables. Nous ne pouvons montrer que le seul visage de M’Bap Senghor, vraisemblablement qualifié de déserteur pour camoufler que, blessé, il a été achevé à l’hôpital par les militaires français. Afin de faire avancer la recherche historique mais aussi par souci de dignité et de justice, il devient indispensable et urgent d’exhumer les corps. À partir de l’exhumation des corps, un travail d’identification pourra être mené pour donner un nom à ces hommes assassinés pour avoir réclamé leurs droits. Qu’ils puissent enfin reposer dans une sépulture digne et que l’État français reconnaisse ce crime de masse et un procès mené à charge pour condamner des innocents. Une autre exposition devra être réalisée pour rendre un hommage sincère, dépouillée de toute velléité de salir leur mémoire.

© Politis

À lire également :

Martin Mourre, Thiaroye 1944, Histoire et mémoire d’un massacre colonial, PUR, Rennes, 2017.

Pat Perna et Nicolas Otéro, Morts par la France Thiaroye 1944, Les Arènes BD, 2018.

Abdoul Sow, Des tirailleurs sénégalais se racontent, L’harmattan, 2018.

Françoise Croset, Cahier sur Thiaroye, publié sur le site HAL-archives ouvertes en 2018.

À découvrir : la pièce de théâtre d’Alexandra Badéa Point de non retour [Thiaroye], celle de Stomy Bugsy et David Desclos, Un jour jirai à Détroit, sans oublier la musique avec Matador le rappeur de Thiaroye (ex BMG44), mais aussi la création chorégraphique d’étudiants de Rennes 2 sous la houlette de leur enseignante Hélène Paris et la recherche photographique d’Yves Monteil. De nombreuses œuvres d’art sont inspirées par Thiaroye.


(1) Témoigner entre histoire et mémoire, « Entre fictions et témoignages autour du camp de Thiaroye. Une construction d’un épisode de l’histoire coloniale française », n° 106, 01-03/2010, pp. 97-112.
(2) Voir à ce sujet Julien Fargettas, Les tirailleurs sénégalais Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, _Tallandier, 2012.
(3)Des soldats noirs face au Reich Les massacres racistes de 1940, sous la direction de Johann Chapoutot et Jean Vigreux, le Seuil, 2015, p.33.
(4) French colonial soldiers in german capivity during World War II, Cambridge university Press, 2014.
(5) Prisonniers de guerre « indigènes », Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, rééd. 2019.
(6) Email de Pascal Blanchard à l’auteure, 2017.
(7) Phrase extraite de l’émission de Benoît Collombat « Thiaroye 1944 : un mensonge d’Etat » diffusée sur les ondes de France Inter le 18 décembre 2015.
(8) Du mensonge en politique – Réflexions sur les documents du Pentagone,_ Pocket Agora, 1971.

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