Aux origines des contre-révolutions néolibérales

Dans un essai passionnant, quatre auteurs racontent comment, à partir des années 1930, les règles économiques furent mises au service des dominants. Quitte à pactiser avec des dictatures.

Olivier Doubre  • 7 avril 2021 abonné·es
Aux origines des contre-révolutions néolibérales
Occupation d’une usine en France en mai-juin 1936.
© AFP

Ce livre magistral est l’histoire d’une défaite. De notre défaite. Nous, les travailleurs, ouvriers, cadres, employés… Tous ceux qui n’appartiennent pas à l’élite capitaliste mondialisée. Les quatre auteurs de cet essai extrêmement clair et efficace reprennent la genèse du projet néolibéral à partir des années 1930, en soulignant combien ses concepteurs ont toujours pensé en termes de stratégie pour faire gagner leurs idées (pourtant néfastes au plus grand nombre).

Tout commence après la crise de 1929. Les libéraux néoclassiques, héritiers de David Ricardo ou d’Adam Smith, ne juraient alors que par le « laisser-faire », ne voyant dans l’État qu’un bâton dans la roue d’un marché souhaité par eux, avec sa fameuse « main invisible », totalement libre. À l’évidence, après des crises récurrentes (comme Marx l’avait prévu), et plus encore après le fameux « jeudi noir » de 1929, le système capitaliste hérité de la révolution industrielle du XIXe siècle ne fonctionnait plus, ou mal. Pis, les organisations collectives de travailleurs avaient peu à peu arraché de plus en plus de droits et de conquêtes sociales, des caisses de retraite aux congés payés, des protections contre les accidents du travail jusqu’aux droits syndicaux. Des mesures certes « insupportables » pour les néoclassiques, mais dont ils avaient dû finalement s’accommoder, ou les subir.

Pourtant, la lutte des classes n’étant pas forclose, notamment du côté patronal, les dominants ne s’avouèrent pas vaincus. Tout en continuant de rêver à un marché concurrentiel « libre », une partie d’entre eux, telle une avant-garde des classes dirigeantes, décida de changer radicalement de logiciel.

Au lieu de tenter à tout prix d’empêcher l’État d’intervenir dans l’économie, ce qu’ils avaient visiblement échoué à faire, ces libéraux d’un nouveau type, que l’on appellera bientôt les « néolibéraux », eurent une grande idée : ils décidèrent de rompre avec le vieux dogme des néoclassiques vis-à-vis de l’État. Et proposèrent d’« utiliser » celui-ci « à leur profit », à la fois comme force de répression contre le mouvement syndical, mais aussi pour mettre en place et protéger, par la force si nécessaire, l’organisation d’un marché « libre », en interdisant toute initiative de limitations à son encontre. L’État, ainsi mis à leur service, deviendrait une sorte de coût nécessaire (ou, en langage économique, une externalité), pour leur permettre de poursuivre et d’accroître la concentration de leurs richesses…

Après le discret colloque parisien organisé par le journaliste états-unien réactionnaire Walter Lippmann à Paris, fin août 1938, la trentaine d’économistes et d’intellectuels libéraux présents proclamèrent la nécessité d’une « adaptation » du libéralisme aux « problèmes de l’époque ». Bientôt, divers courants s’installèrent dans le paysage, entre ordolibéraux allemands (souvent d’anciens membres du parti nazi et futurs conseillers économiques des gouvernements CDU) et austro-américains (au premier rang desquels Friedrich Hayek), qui se rassemblèrent tous en 1947 dans la Société du Mont-Pèlerin, vite très influente.

Comme le montrent avec précision les auteurs, ce think tank va inspirer toutes les contre-révolutions néolibérales à venir, de Thatcher à Reagan, bien sûr, jusqu’aux « gauches culturelles » gagnées au néolibéralisme dès les années 1980 et 1990. Mais, surtout, tous les dirigeants des juntes militaires latino-américaines. En premier lieu, celle de Pinochet au Chili, véritable terrain expérimental de la mise en œuvre de leurs idées néfastes pour les travailleurs.

Outre des mesures de criminalisation de tout mouvement syndical, les néolibéraux guident la rédaction de la Constitution chilienne de 1980 (abrogée l’an dernier), qui suit l’une de leurs principales idées : constitutionnaliser – pour en empêcher toute réforme ou atténuation par la loi – la propriété privée et l’économie de marché. Et les auteurs de montrer combien le projet néolibéral est empreint intrinsèquement d’un « antidémocratisme », voire d’une « démophobie », puisqu’il s’agit pour ses tenants d’empêcher toute possibilité pour une majorité de citoyens, démocratiquement, d’« affecter le fonctionnement libre du marché ». D’où leur volonté (tout à fait contraire aux libéraux néoclassiques) de promouvoir un « État fort ». Au seul service du marché. Car, soulignent les auteurs, « le néolibéralisme procède d’un choix proprement fondateur, le choix de la guerre civile », « par un recours toujours plus manifeste à la répression et à la violence faite aux sociétés » (pas forcément avec des moyens militaires). Avec force exemples, cet essai montre de façon incontestable que nous vivons dans ce monde-là, du Brésil de Bolsonaro à la Hongrie d’Orban, de la Chine à la Pologne, de la Grèce de Mitsotakis à… la France macronienne.

Le Choix de la guerre civile. ****Une autre histoire du néolibéralisme Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, Lux, 328 pages, 20 euros.

Idées
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