Jacques Schiffrin : visionnaire déchu

Le fondateur de la « Pléiade », juif d’origine russe, fut congédié par Gaston Gallimard en 1940, avant de se réfugier à New York.

Olivier Doubre  • 10 novembre 2021 abonné·es
Jacques Schiffrin : visionnaire déchu
Jacques Schiffrin dans les années 1940.
© Archives Schiffrin

Moins de six mois après l’entrée de la Wehrmacht dans Paris, Gaston Gallimard envoie, le 5 octobre 1940, la lettre suivante à Jacques Schiffrin, parce que juif : « Monsieur, réorganisant sur des bases nouvelles notre maison d’éditions, je dois renoncer à notre collaboration à la fabrication de la collection “Bibliothèque de la Pléiade”. Il est entendu que votre compte sera réglé selon les termes de notre contrat. Veuillez croire, monsieur, à mes sentiments distingués. » Le fondateur de ce qui devient vite la plus prestigieuse collection des éditions Gallimard est ainsi sèchement congédié par ces deux phrases. « Gaston » s’empresse de se plier aux ordres de l’ambassadeur nazi à Paris, Otto Abetz, avant d’appliquer la fameuse « liste Otto » qui interdit plus de mille titres, entraînant rapidement la saisie de plus de 720 000 exemplaires. Parmi leurs auteurs, Heine, Proust, Marx, Aragon, Freud, Zweig, Thomas Mann…

L’historien Amos Reichman a construit avec brio la biographie de l’« éditeur en exil » et joint à la rigueur historiographique une extrême élégance stylistique. Car si l’épisode du renvoi de Jacques Schiffrin constitue le pivot temporel du récit, l’auteur s’emploie à resituer le parcours de cet amoureux fou du livre (objet et contenu), ô combien innovant dans son époque. Celui d’un « passeur », qui créa une collection destinée à mettre à la disposition du plus grand nombre les grands textes littéraires, dans un format élégant mais réduit, facile à emporter et à ranger, et dont il avait dû céder la propriété à Gallimard à la suite de la crise de 1929, tout en en conservant la direction éditoriale.

Né à Bakou, où son père fit fortune après la découverte de pétrole dans le Caucase, ce passionné de littérature put, grâce à cela, étudier en Suisse, puis gagner Paris, la ville-phare des écrivains et des artistes à l’époque. Gide et Martin du Gard, bientôt prix Nobel, deviennent rapidement ses proches amis. Et l’auteur de La Symphonie pastorale va contribuer largement à lui sauver la vie, ainsi qu’à sa femme et à son fils André, futur éditeur new-yorkais indépendant et engagé (1), en lui fournissant les fonds et les relations nécessaires pour s’embarquer pour les États-Unis, en dépit d’innombrables tracasseries administratives et autres difficultés financières. Où l’on voit combien – comme aujourd’hui – la condition de réfugié est précaire, en proie à tous les abus et bassesses.

Jacques Schiffrin dut recommencer de zéro, en 1942, devenant bientôt l’éditeur, en anglais et en français, des grands textes de la Résistance, notamment des Silences de la mer de Vercors (paru alors au pluriel). Comme Amos Reichman ne manque pas d’y faire référence, il connut les sentiments de l’exilé, ceux de cette « double absence », si bien décrits et étudiés par le grand sociologue franco-algérien Abdelmalek Sayad…

(1) Fondateur de la maison d’édition The New Press, après que Pantheon Books, fondée par son père, fut rachetée par un fonds d’investissement, André Schiffrin (1935-2013) a publié une très belle autobiographie, Allers-retours, New York-Paris (Liana Lévi, 2007). Lire Politis, no 956, 14 juin 2007.

Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil Amos Reichman, préface de Robert O. Paxton, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 288 pages, 22 euros.

Idées
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