Bourdieu, l’immortel ?

De nombreux ouvrages, textes inédits ou travaux sur son œuvre, paraissent, auxquels Julien Duval a pris une grande part.

Olivier Doubre  • 23 février 2022 abonné·es
Bourdieu, l’immortel ?
© Virginie Haffner / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

N’en déplaise aux tenants d’une sociologie réactionnaire, sans même évoquer les médiocres « falsificateurs » de l’histoire (1), Pierre Bourdieu demeure, statistiques à l’appui, « le sociologue le plus cité dans le monde ». Disparu il y a vingt ans, le 23 janvier 2002, il continue d’être étudié et son œuvre utilisée par d’innombrables chercheurs. À l’occasion de cet anniversaire, on assiste à une multitude de publications, textes inédits de lui ou portant sur sa pensée (lire encadré).

Sans être exhaustif, ces ouvrages viennent rappeler l’importance majeure de l’élu au Collège de France en 1981, à la veille du départ de Valéry Giscard d’Estaing de l’Élysée, qui subissait là un nouvel échec personnel (certes secondaire par rapport à sa défaite électorale) puisqu’il était de notoriété publique que le concurrent de Bourdieu à la prestigieuse institution, Alain Touraine, avait la préférence du Président. Sa leçon inaugurale, intitulée Leçon sur la leçon, décryptant l’exercice de « faire leçon » (au Collège de France), fut prononcée le 23 avril 1982, devant un vaste auditoire comprenant Georges Dumézil, Michel Foucault, André Miquel, Claude Lévi-Strauss et Jean-Pierre Vernant.

Pour aller plus loin

L’intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France (1987-1989), Pierre Bourdieu, édité par Julien Duval, ­Raisons d’agir/Seuil, 320 pages, 26 euros.

Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique. Enquêter au Centre de sociologie européenne (1959-1969), Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth (dir.), Classiques Garnier, 464 pages, 48 euros.

Retour sur la réflexivité, Pierre Bourdieu, édité par Jérôme Bourdieu et Johan Heilbron, Éditions de l’EHESS, coll. « Audiographie », 136 pages, 8 euros.

Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, nouvelle édition présentée par Paul Pasquali, Éditions de l’EHESS, 576 pages, 18 euros.

On signale en outre les publications : Lire Bourdieu de l’usine à la fac. Histoire d’une « révélation », Raphael Desanti, préface de Gérard Mauger, Éditions du Croquant, 170 pages, 12 euros, formidable récit, où comment la lecture du sociologue, d’un lycée professionnel à la fac en passant par des emplois précaires, a changé la vie et l’approche du monde social de l’auteur. Un ouvrage important.

Également, un remarquable Bourdieu et l’Algérie (1956-1961). Témoignages, collectif, Éditions du Croquant, à paraître.

Enfin, un recueil de textes, Microcosmes. Théorie des champs, Pierre Bourdieu, édité par Jérôme Bourdieu et Franck Poupeau, Raisons d’agir, 696 pages, 29 euros.

Vingt ans après sa disparition, quarante après cette démonstration si caractéristique d’une « démarche réflexive », dont il avait (entre autres) fait sa marque – en appliquant au chercheur les instruments d’objectivation de sa discipline habituellement dévolus au monde social (cf. le récent petit volume d’inédits Retour sur la réflexivité) –, l’héritage colossal de l’œuvre bourdieusienne rappelle la très grande force critique de celle-ci. Et qui continue à nourrir sa détestation parmi les défenseurs de l’ordre établi d’un monde social toujours plus sauvagement inégalitaire. L’ultime parution de l’un de ses cours au Collège de France, L’Intérêt au désintéressement, qui décrypte les motivations des agents de l’État à se mettre au service du bien commun, en est le meilleur exemple.

La réédition du classique Le Métier de sociologue (coécrit avec ses plus proches collègues de l’époque, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron) vient, lui aussi, rappeler la constante interrogation du sociologue quant à la place de sa discipline au sein des connaissances du monde social qu’elle est censée interroger. Il le rédige alors qu’au dehors se déroulent les manifestations de Mai 68 et qu’il s’apprête à rompre avec le directeur en titre du Centre de sociologie européenne (CSE), Raymond Aron, dont il est le second et avec qui les relations étaient de plus en plus tendues. Ce manifeste méthodologique est l’affirmation de sa propre conception de la recherche, et non son « système d’habitudes intellectuelles », qui « vise à mettre la pratique sociologique à la question ».

Aussi Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique, codirigé par Julien Duval, propose-t-il une sorte de « généalogie » de ce travail sociologique, en proposant de façon très complète une « enquête » sur « l’œuvre scientifique » menée au CSE par le « jeune Bourdieu », alors trentenaire. S’il est sous l’autorité hiérarchique de Raymond Aron, auteur de L’Opium des intellectuels (Calmann-Lévy, 1955), figure pionnière de la sociologie française, discipline encore marginale mais que l’ancien volontaire de la France libre a grandement développée après 1945, Pierre Bourdieu y bénéficie d’une assez grande liberté dans ses recherches. Et, de par une activité débordante de « chercheur-éditeur », il va aussi en assurer une large diffusion éditoriale en multipliant les publications – comme le retracent Julien Duval et Sophie Noël dans un passionnant chapitre « Édition, éditeurs » – grâce à la création de collections, comme les « Cahiers du CSE » chez Mouton et surtout celle qui sera la sienne, vite devenue prestigieuse, « Le sens commun » aux Éditions de Minuit. Le livre souligne la grande originalité des objets des enquêtes qu’il engage, de la banque à la photographie, de son Béarn natal à une sociologie de la culture, et bien sûr ses premières recherches sur l’Algérie, initiée dès son service militaire pendant la guerre d’indépendance, avec le futur auteur de l’ouvrage majeur La Double Absence (Seuil), Abdelmalek Sayad. Ces enquêtes menées collectivement, dans un « centre européen », et « une nouvelle conception de la recherche » vont justifier le terme de « métier », sur le « modèle de l’artisanat », encore rarement usité pour la sociologie à l’époque. Et surtout, chose « assez unique » pour les auteurs, une « identification du “métier de sociologue” à l’“habitus scientifique” qui se forme au CSE ». C’est tout l’apport de ce très brillant ouvrage que de permettre, par cette « contextualisation historique », de « saisir les véritables originalités de Bourdieu et son entreprise ».

(1) Cf. le récent livre de Laurent Joly, La Falsification de l’histoire. Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs (Grasset), et notre article, _Politis__,_ no 1690, 27 janvier 2022.

Idées
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »
Entretien 9 juin 2025 abonné·es

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »

L’océanographe et plongeur professionnel ne se lasse pas de raconter les écosystèmes marins qu’il a côtoyés dans les années 1980 et qu’il a vu se dégrader au fil des années. Il plaide pour une reconnaissance des droits des espèces invisibles qui façonnent l’équilibre du monde, alors que s’ouvre ce 9 juin à Nice la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc).
Par Vanina Delmas
L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc