5 ans de #MeToo : les femmes étrangères, victimes à plus d’un titre

Violences conjugales, chantage au titre de séjour et racisme d’État : des milliers de femmes de nationalité étrangère sont prises entre plusieurs oppressions, à l’écart des politiques nationales.

Hugo Boursier  • 12 octobre 2022 abonné·es
5 ans de #MeToo : les femmes étrangères, victimes à plus d’un titre

Sabrina* a essayé de mettre fin à ses jours, les secours sont en intervention. » 1er août, 23 h 05. D’ordinaire, les SMS de Fouzia Hamami s’accompagnent d’émojis. Celui-là n’en a pas. Il est factuel, brutal. À la mesure du choc que ressent celle qui pilote l’Espace associatif et citoyen de proximité, à Argenteuil.

Chaque semaine, des femmes étrangères victimes de violences conjugales s’y rendent pour être écoutées, conseillées. Depuis un an, elle tente d’aider Sabrina, une Algérienne de 31 ans, perdue entre la violence de son mari et son « amour » pour lui.

Douze mois de messages vocaux décousus, dans lesquels elle décrit leur idylle, au pays, puis la brutalité de son compagnon lorsque le couple s’installe en France et qu’il l’empêche de sortir et de se soigner. Une première fois, la jeune femme, anorexique, est jetée au sol. La seconde, contre le mur.

Elle raconte ensuite une nouvelle emprise. La pression devient administrative. « J’ai peur de lui », confie-t-elle souvent. Il la menace de divorcer. Il lui décrit la honte qu’elle devra porter en cas de séparation. L’expulsion du territoire, la fin de l’eldorado, le retour en Algérie.

Pour mieux la contrôler. Dépendantes de leur mari si elles arrivent en France par le biais du regroupement familial, par exemple, les femmes étrangères victimes de violence « ont les mains liées devant leur bourreau, qui joue sur leur clandestinité, souffle Fouzia Hamami. Elles se sentent prisonnières de cette double oppression. Se rapprocher d’associations et porter plainte sont les seuls moyens pour elles de se libérer ».

Violence intersectionnelle

Si le chemin vers le commissariat est toujours difficile pour les victimes de violences sexuelles, notamment en raison de l’inefficacité de la procédure – près de 80 % des plaintes étant classées sans suite, selon le ministère de la Justice –, il l’est d’autant plus pour les femmes étrangères.

« Pour elles, les policiers sont ceux qui les contrôlent dans la rue. Ils sont susceptibles de les mettre en danger », explique Violaine Husson, responsable des questions de genre à la Cimade. Nombreuses sont celles qui pensent qu’à cause de leur statut, il leur est impossible de porter plainte. D’autres encore craignent d’être victimes de racisme de la part de l’institution policière, ou de recevoir une obligation de quitter le territoire (OQTF) si elles osent dénoncer l’auteur des violences.

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Lors d’une marche féministe organisée par le collectif NousToutes à Lille, le 23 novembre 2019. (Photo : JEANNE FOURNEAU / AFP).

Cette confusion, qui renforce l’isolement et augmente le risque de voir les violences se perpétuer, voire s’accentuer, n’a pas été abordée par le Grenelle sur les violences faites aux femmes, organisé en 2019 par le gouvernement. Alors que des milliers de personnes sont concernées par cette violence intersectionnelle – à titre d’exemple, la Cimade conseille 2 800 victimes par an, aucune association prenant en charge la question des femmes étrangères n’avait été conviée.

Certains juges valident le raisonnement des auteurs de violence selon lequel la procédure n’est engagée par la victime que dans le seul but d’obtenir un titre de séjour.

Le ministère de l’Intérieur s’est contenté d’un simple rappel de la législation destiné aux préfets, le 23 décembre dernier. « Dire que cette lettre a amélioré la situation, ce serait mentir », commente Anne-Marie Morvan, bénévole depuis huit ans à la permanence de la Cimade destinée aux personnes étrangères victimes de violences liées au genre.

En théorie, les ressortissantes étrangères conjointes de Français et celles qui sont entrées en France par le regroupement familial peuvent renouveler leur titre de séjour lorsque les violences sont avérées. Sauf que, mal informées ou par excès de zèle, les préfectures ont l’habitude de procéder à des demandes abusives : la preuve d’un divorce, l’existence d’une plainte, voire la condamnation de l’auteur des faits. « En fait, peu de préfectures respectent les textes », conclut Violaine Husson.

Trous législatifs et angles morts

Le juge aux affaires familiales peut délivrer une ordonnance de protection, ce qui assure un titre de séjour de plein droit à la personne étrangère. Pourtant, seuls 57 titres de séjour ont été accordés sur ce fondement en 2018, selon une note du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).

« Certains juges valident le raisonnement des auteurs de violence selon lequel la procédure n’est engagée par la victime que dans le seul but d’obtenir un titre de séjour », indique le document. Puisque le dispositif est méconnu, certaines femmes appellent le Samu social pour être prises en charge.

Un secours précieux, mais qui les éloigne des conditions de l’ordonnance de protection, car, en quittant le domicile conjugal, elles ne répondent plus au critère de « danger grave et imminent ». « Quand elles se débrouillent toutes seules, nous, associations, arrivons malheureusement en bout de chaîne », regrette Violaine Husson.

Ces mesures comportent des angles morts qui peuvent concerner de nombreuses femmes. En effet, un flou juridique persiste s’agissant du renouvellement du titre de séjour pour les étrangères pacsées, en concubinage ou mariées à un communautaire lorsqu’elles sont victimes de violences.

Le mille-feuille administratif, combiné au bon vouloir des préfectures, engage des procédures longues pour renouveler un titre de séjour lorsqu’on est victime de violences.

« Pour celles concernées par ces “trous législatifs”, c’est quasiment impossible », déplore Anne-Marie Morvan, qui reçoit une soixantaine d’appels durant sa journée de permanence.Par ailleurs, les femmes de nationalité algérienne ne sont pas renvoyées au Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), mais à l’accord franco-algérien qui conditionne le renouvellement du titre de séjour à une certaine durée d’installation sur le territoire.

Ce mille-feuille administratif, combiné au bon vouloir des préfectures, où les -rendez-vous sont difficiles à prendre, engage des procédures longues pour renouveler un titre de séjour lorsqu’on est victime de violences. « J’accompagne des femmes parfois pendant plusieurs années », relate Anne-Marie Morvan.

Pour la bénévole, la première étape reste le dépôt de plainte. « Car derrière, c’est l’hôpital, les unités médico-judiciaires, les suivis d’assistantes sociales… » Tout un faisceau de preuves utile pour assurer un dossier solide. « Et quand la plainte est classée sans suite – ce qui est très souvent le cas –, elle reste un document détaillé. On y ajoute des attestations de psychologues, les témoignages de proches ou d’associations au courant de la situation », précise-t-elle. Une grande majorité des cas traités par la Cimade aboutissent à une régularisation, selon l’association.

« Même si certains commissariats restent épouvantables », la retraitée constate une amélioration dans l’écoute et l’enregistrement des plaintes depuis l’explosion de #MeToo, en 2017. La présence de psychologues ou d’assistantes sociales au sein de ces structures aide aussi.

Stratégies d’emprise et tactiques d’oppression

Cet accompagnement associatif est primordial pour contrer le chantage au titre de séjour, qui se déploie de plusieurs manières. L’une des stratégies des auteurs consiste à subtiliser les documents d’identité de la victime.

C’est ce qu’a essayé de faire le mari de Sabrina, alors qu’elle venait de porter plainte pour séquestration. « Un comportement typique de l’agresseur », selon Lola Chevallier, membre de la commission femmes de la Fédération des associations de solidarité avec tou·tes les immigré·es (Fasti).

Les autres stratégies d’emprise peuvent consister, pour le mari, à ne pas accompagner sa compagne à la préfecture au moment du renouvellement du titre de séjour, alors que sa présence est obligatoire, ou encore à dénoncer la compagne qui rompt la vie commune lorsqu’elle quitte le domicile conjugal. «Dans ce cas-là, un simple courrier peut suspendre le titre de séjour de l’épouse », dénonce Fouzia Hamami.

Les associations ont aussi constaté une autre possibilité, encore plus perverse : prétextant un simple voyage, le mari propose des vacances dans le pays d’origine de l’épouse. Sur place, il détruit ses papiers et finit par la délaisser.

Les femmes étrangères se retrouvent au croisement des politiques contre les violences faites aux femmes et des politiques migratoires. Et ces dernières sont de plus en plus restrictives.

Rebiha, 42 ans, l’a évité de justesse. Suivie elle aussi par Fouzia Hamami, elle dévoile les intentions de son mari : « Il a pris mes papiers et voulait rentrer au bled pour m’abandonner. » Des tactiques d’oppression qui soulignent la toute-puissance du conjoint sur sa victime.

L’emprise est protéiforme, car l’auteur fait « alterner les périodes de tensions, d’agressions physiques et psychologiques, de justifications, de retour “à la normale”, avant de recommencer le même cycle », expose le Gisti.

Cette année, Sabrina a été au cœur d’une telle tornade. Ses plaintes ont été classées sans suite, tandis que celle de son mari, déposée après une altercation où il essayait une nouvelle fois de récupérer ses papiers, a été reçue. Elle a même été convoquée au tribunal judiciaire de Versailles.

« Les femmes étrangères se retrouvent au croisement des politiques contre les violences faites aux femmes et des politiques migratoires. Et ces dernières sont de plus en plus restrictives. La logique de suspicion traverse toutes les institutions », analyse Lola Chevallier.

Sabrina a survécu à sa tentative de suicide. Mais les échanges avec Fouzia Hamami restent hachés, difficiles à suivre. L’Argenteuillaise ne désespère pas. Le combat paie. Un autre SMS arrive, trois semaines plus tard, le 28 août : « J’accompagnais une femme victime de violences conjugales depuis trois ans, et elle a enfin obtenu un logement social. Elle est sortie d’affaire. Je suis très contente pour elle ! » L’émoji est revenu.