Stéphane Troussel : jamais sans les classes populaires

Ce socialiste pro-Nupes tire de son mandat à la tête de la Seine-Saint-Denis des pistes pour réinventer la gauche, qu’il rassemble dans un livre-entretien, Seine-Saint-Denis. La République au défi.

Michel Soudais  • 9 novembre 2022 abonné·es
Stéphane Troussel : jamais sans les classes populaires
© Stéphane Troussel à Saint-Ouen, lors du lancement des travaux du village olympique des JO de Paris 2024. (Photo : Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.)

Il le disait. Désormais Stéphane Troussel l’écrit pour se faire entendre bien au-delà des frontières du département qu’il préside depuis dix ans : « La Seine-Saint-Denis, contrairement à ce que beaucoup voudraient faire croire, est tout sauf une anomalie en France. Elle est le condensé des défis que notre société doit affronter et résoudre. »

Seine-Saint-Denis. La République au défi, Stéphane Troussel, entretien avec Madani Cheurfa, coll. Paroles d’acteurs, éd. L’Aube, 184 p. 15 euros.

Le propos, à contre-courant des stigmatisations incessantes dont ce territoire francilien est coutumier en raison de la pauvreté et de la diversité de ses habitants, n’est pas banal. Cet élu socialiste l’argumente avec force détails dans un livre d’entretien en forme de coup de gueule. De quoi aiguiser notre curiosité.

Qu’est-ce qui motive la publication de ce plaidoyer maintenant ? À qui s’adresse-t-il ? Ces questions, nous sommes allé les lui poser. Rendez-vous est pris un samedi matin d’octobre, non dans son bureau du conseil départemental mais dans la Brasserie de la place, à La Courneuve. Au milieu des gens qui le connaissent et n’hésitent pas à l’aborder. Stéphane Troussel est ici chez lui et ça se sent.

Fils de modestes fonctionnaires territoriaux, il a grandi dans cette cité populaire, y a fait ses études, décroché le premier baccalauréat de la famille, et n’en est jamais parti. Bercé au communisme municipal dont les multiples instances jalonnaient toutes les étapes de la vie, avec des parents dont c’était la famille politique, c’est là qu’il a été élu pour la première fois conseiller municipal sous l’étiquette socialiste, mais sur une liste conduite par le Parti communiste, en 1995. Neuf ans plus tard, il arrache le siège de conseiller général du canton, ouvrant la voie à un basculement politique du département du PCF vers le PS.

D’entrée, il revient sur la séquence électorale des derniers mois. Évoque « les attaques de l’extrême droite contre la Seine-Saint-Denis » qui l’ont conduit à monter au créneau à plusieurs reprises, et les « réactions de colère » qu’elles ont suscitées dans la population. Une colère qui explique en partie les 49,09 % qui se sont portés le 10 avril sur Jean-Luc Mélenchon. « Il apparaissait, écrit-il, comme le meilleur, voire le seul opposant frontal au candidat de Reconquête ! »

Redonner espoir

Il rebondit ensuite sur le moment politique qui l’a poussé à publier ce premier livre. Celui d’un pays où « l’extrême droite n’a plus de plafond de verre » puisqu’elle peut faire élire au scrutin majoritaire 89 députés à l’Assemblée nationale. Un moment particulier aussi pour la gauche : « Ces dix dernières années, elle n’a pas cessé, en se divisant, de perdre sa capacité à être une alternative. »

Avec la Nupes, cette alliance imprévue qu’il a approuvée et soutient sans réserve – « Cela fait trente ans que je pratique ça », glisse-t-il –, « la situation à gauche se rouvre un peu, enfin, et elle est stimulante, se réjouit-il. Cela clarifie le camp dans lequel se trouve le PS et montre que le rassemblement de la gauche n’est pas impossible. » S’il faut encore lui donner un projet de société capable de redonner un espoir aux catégories populaires, il ne cache pas son « envie d’y prendre part ». « Avec d’autres », précise-t-il.

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Stéphane Troussel à Saint-Ouen, lors du lancement des travaux du village olympique des JO de Paris 2024. (Photo : Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.)

Dans le cadre du congrès du PS qui se tient jusqu’à fin janvier, évidemment. Il devait y présenter le 8 novembre une contribution avec des maires et des conseillers départementaux, et n’entend pas discuter son soutien à Olivier Faure face aux « résistances » internes dont « une partie sont de pure posture ». Mais également en continuant à discuter avec des membres d’autres formations de la Nupes.

Le 9, il devait ainsi participer, à la Bourse du travail de Bobigny, à une soirée autour du livre de Vincent Jarousseau, Les Femmes du lien (éd. Les Arènes), en compagnie de François Ruffin, avec lequel il a déjà échangé. _« Je trouve intéressante la manière dont [il] tente d’aller chercher “ceux qui manquent” à la gauche, les “fâchés pas fachos” qui traduisent leur sentiment de relégation et d’abandon à travers le vote RN », dit-il dans son entretien avec le politologue Madani Cheurfa.

Ne pas abandonner les catégories populaires à l’extrême droite et à l’abstention : cette préoccupation ressort dans plusieurs passages du livre. On y trouve un rappel des réalités locales, véritable indicateur des difficultés auxquelles les élus sont confrontés.

Département de tous les records

Peuplée de 1,65 million d’habitants, la Seine-Saint-Denis est le département de « tous les records » : le plus jeune de la France métropolitaine, il en est aussi le plus pauvre avec 28,6 % des habitants vivant sous le seuil de pauvreté, 11 % de bénéficiaires du RSA, un taux de chômage de 11,4 % (contre 8,6 % en France métropolitaine et 7,7 % en Île-de-France).

Sans s’enfermer dans « un discours de victimisation », Stéphane Troussel pointe la faiblesse des services publics, les injustices et discriminations générées par les désengagements de l’État qu’avait mis au jour le rapport parlementaire de François Cornut-Gentille. Rappelle les actions menées pour tenter d’y remédier. Les dispositifs de solidarité innovants. Sa bataille pour la « recentralisation du financement du RSA », qui va permettre de récupérer 50 à 70 millions d’euros afin de doubler les dépenses annuelles en faveur de l’insertion. Mais aussi les lourdes mutations engagées.

« Aucun territoire ne va concentrer pendant dix ans autant de projets, de transformations et d’investissements publics et privés », nous assure-t-il en évoquant les futures gares du métro du Grand Paris (un tiers seront dans ce département), les logements et équipements sportifs construits pour les Jeux olympiques, le CHU à Saint-Ouen, le campus Condorcet à Aubervilliers…

La gauche doit être plus radicale parce que ceux qu’on doit défendre en priorité n’en peuvent plus.

« Cela peut être le pire et le meilleur, analyse-t-il. Le pire avec des fractures exacerbées entre le 93 qui va bien et celui qui est à la traîne. Le meilleur si celui qui va bien tire celui qui est à la traîne. » Et le meilleur n’est, selon lui, envisageable que si la puissance publique se dote d’instruments et de services publics forts, seuls capables de réguler les marchés, de contrecarrer l’accroissement des inégalités, de parer aux injustices.

Au fil des pages, Stéphane Troussel déroule ses idées sur le logement, les transports, la justice, la santé, l’école, la laïcité, les migrations. Et avance à petites touches des éléments propres à nourrir utilement le débat national de la gauche. « La gauche doit être plus radicale parce que ceux qu’on doit défendre en priorité n’en peuvent plus », plaide-t-il avant de nous quitter. D’« une radicalité tenable », nuance-t-il toutefois. Socialiste, quoi…

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