Total au tribunal : la fin de l’impunité ?

L’action en justice lancée par six associations contre le projet pétrolier de Total en Ouganda et en Tanzanie a abouti, mercredi 7 décembre, à une audience au tribunal judiciaire de Paris. La multinationale française est jugée pour avoir manqué à son devoir de vigilance. Une première.

Rose-Amélie Bécel  • 8 décembre 2022
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Total au tribunal : la fin de l’impunité ?
Une affiche contre Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies lors d'une manifestation contre la vie chère et l'inaction climatique, à Paris, le 16 octobre 2022.
© Guillaume Deleurence

Mise à jour le 2 mars 2023

La justice a finalement débouté les six associations requérantes, dans une décision en référé le 2 mars 2023. Lire ici notre brève : Projet Tilenga de Total : la justice déboute les associations sur la forme.


Première publication le 8 décembre 2022

« C’est une affaire emblématique, sur un projet emblématique, autour d’une loi emblématique », résume Céline Gagey, avocate de l’association Survie, qui assigne Total en justice, en compagnie de cinq autres associations. Une audience historique qui attire du monde : la salle est comble, en ce matin du 7 décembre.

Le procès se tient en référé, procédure qui permet au juge de prendre rapidement des mesures afin de régler provisoirement un litige. Car il y a urgence. Depuis 2012, Total projette d’exploiter la quatrième plus importante réserve de pétrole d’Afrique subsaharienne, en Ouganda. Le chantier devrait débuter dans quelques semaines, en janvier 2023.

C’est le projet Tilenga : le forage de 400 puits de pétrole – dont une partie dans la plus grande réserve naturelle du pays – pour extraire environ 200 000 barils par jour. Le tout avec l’aval du gouvernement ougandais, qui a signé en septembre 2020 un accord sur le développement du projet avec le PDG de Total, Patrick Pouyanné.

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Le pétrole destiné à l’export doit rejoindre les rives de l’océan Indien par un immense oléoduc, reliant les forages en Ouganda au port de Tanga en Tanzanie, appelé EACOP (East African Crude Oil Pipeline). Avec ses 1 445 kilomètres de long, c’est le plus grand oléoduc chauffé du monde.

« Devoir de vigilance » : une première

Six organisations (les associations françaises Les Amis de la Terre et Survie et les associations ougandaises AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA) s’érigent contre ce méga-projet pétrolier, aux conséquences humaines et climatiques catastrophiques.

En octobre 2019, elles ont saisi le tribunal de grande instance de Nanterre, accusant Total de manquer à son devoir de vigilance. Après trois ans de péripéties judiciaires, l’affaire a donc été jugée au tribunal judiciaire de Paris, mercredi 7 décembre.

« C’est la première fois qu’une assignation en justice fondée sur la loi sur le devoir de vigilance se retrouve devant le tribunal », souligne le juge des référés Fabrice Vert, qui préside l’audience. En vertu de cette loi adoptée en 2017, les grandes entreprises françaises sont tenues d’établir un plan de vigilance, chargé de prévenir et de réparer les risques sociaux et environnementaux liés à leurs projets partout dans le monde, y compris s’ils sont menés par des filiales.

Cette loi est emblématique, elle peut mettre fin à l’impunité des multinationales.

« Cette loi est emblématique, elle peut mettre fin à l’impunité des multinationales », martèle Louis Cofflard – avocat des Amis de la Terre – auprès des juges au début de l’audience, « vous devez vous placer du bon côté de l’histoire. Si Total n’est pas rappelé à son devoir de vigilance, toutes les multinationales pourront y échapper ! »

34 millions de tonnes de CO2 par an

Avec ce procès, Juliette Renaud – responsable de campagne aux Amis de la Terre – espérait enfin « aborder le cœur de l’affaire devant des juges ». C’est chose faite. Pendant une heure, les deux avocats des associations ont tenté de prouver que le plan de vigilance établi par Total est insuffisant pour prévenir et compenser les risques posés par EACOP et Tilenga.

Ces risques, nombreux, ont été largement documentés par plusieurs rapports des Amis de la Terre, mais aussi par quatre eurodéputés – dont Pierre Larrouturou (Nouvelle Donne) – partis cet été en Ouganda pour recueillir les témoignages des communautés sur place. Les risques sont environnementaux : le projet pétrolier émettra jusqu’à 34 millions de tonnes de CO2 chaque année, plus de 30 fois les émissions annuelles de l’Ouganda et de la Tanzanie réunis.

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Mais ils sont aussi humains. Les Amis de la Terre estiment que les chantiers entraîneront le déplacement de plus de 100 000 personnes. C’est d’ailleurs essentiellement de cela dont il a été question lors du procès. Sur le terrain, les expropriations ont déjà débuté, suivant une procédure que les avocats des six associations qualifient de « grave atteinte au droit de propriété ».

Atteintes aux droits humains

« Le processus d’acquisition des terres par Total ne respecte pas le principe de compensation juste et préalable », explique Céline Gagey. En s’appuyant sur des témoignages recueillis sur place, l’avocate explique que des paysans se voient restreindre l’usage de leurs terres parfois plusieurs années avant d’en être expropriés, le tout sans compensation immédiate des pertes de revenus que cela implique.

Ces terres sont l’unique moyen de subsistance, de revenus, des paysans.

Selon l’avocate, au moins 28 000 personnes seraient dans l’attente d’une aide financière. Et quand celle-ci est versée, elle est jugée largement insuffisante. « Ces terres sont l’unique moyen de subsistance, de revenus, des paysans. De la seule atteinte au droit de propriété, on passe à une atteinte à l’accès à la nourriture, au droit à l’éducation… », énumère Céline Gagey.

Pourtant, Total identifie bien dans son plan de vigilance un risque autour des questions d’« accès à la terre ». Pour Céline Gagey, le manquement au devoir de vigilance est donc caractérisé : « Dans son plan de vigilance, Total reconnaît le risque d’atteinte au droit de propriété et ne prend volontairement aucune mesure pour y remédier. »

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A cela s’ajoutent des atteintes à la liberté d’expression. En avril 2020, quatre rapporteurs spéciaux de l’ONU se sont inquiétés, dans un courrier adressé à Total et aux gouvernements français et ougandais, des pressions que subissaient sur place les opposants au projet pétrolier. Maxwell Atuhura – membre de l’ONG ougandaise AFIEGO, qui participe au procès – a, par exemple, été arrêté par les autorités ougandaises et détenu 48 heures alors qu’il rencontrait, avec une journaliste, les communautés affectées par le projet.

Total attaque sur la forme

Les six associations qui s’opposent au projet accusent Total de ne pas respecter son propre plan de vigilance en Ouganda et en Tanzanie. Celui-ci est pourtant déjà très lacunaire, selon l’avocat Louis Cofflard : « Le plan de Total fait état de mesures abstraites, qui ne permettent pas concrètement d’éviter les risques que posent les projets EACOP et Tilenga. » Les six associations demandent ainsi à Total de faire figurer dans ce plan tous les risques d’atteintes graves associées au projet pétrolier.

Impossible selon Ophélia Claude, avocate de Total : « Aucun plan de vigilance ne pourra jamais détailler tous les risques, il y aura toujours une personne pour estimer que les particularités de sa situation devraient figurer dans le plan. » L’avocate reproche aux associations leur vision « maximaliste » de la responsabilité de Total dans ce mégaprojet pétrolier : « Selon les associations, les entreprises devraient être responsables de tout et rendre compte de tout. Mais la loi sur le devoir de vigilance a des limites. »

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Sans entrer dans le fond du dossier, les arguments des deux avocats de Total s’attachent à l’imprécision de la loi sur le devoir de vigilance, qualifiant les accusations portées par les six associations d’irrecevables. Pour Antonin Lévy, second avocat de la firme, l’affaire ne devrait pas donner lieu à un procès mais à une médiation : « Le devoir de vigilance a été conçu comme un dialogue et non comme un combat. Si des carences sont signalées dans le plan, TotalEnergies est prêt à y remédier. »

Directive européenne

Le tribunal judiciaire de Paris rendra sa décision le 28 février 2023. Les six associations demandent à Total de mettre son plan de vigilance en conformité avec la loi, de mettre en œuvre des mesures d’urgences – notamment le versement de compensations financières – et de suspendre à titre conservatoire les travaux des projets Tilenga et EACOP tant que tous les risques d’atteintes graves associés au projet n’ont pas été identifiés.

Pour se défendre, Total essaye de nous perdre dans des arguments techniques pour noyer ses responsabilités.

A la sortie de l’audience, face aux faiblesses et imprécisions de cette loi sur le devoir de vigilance, les opposants au projet pétrolier sont mitigés. « Pour se défendre, Total essaye de nous perdre dans des arguments techniques pour noyer ses responsabilités », regrette Juliette Renaud des Amis de la Terre.

En attendant la décision du tribunal, le combat contre l’impunité des multinationales se poursuit. En 2023, une directive sur le devoir de vigilance sera examinée au Parlement européen. L’eurodéputée Manon Aubry (LFI), présente au procès, prend part aux négociations sur le texte. Pour elle, l’ambition est claire : « L’objectif, c’est que les flous juridiques de la loi française soient comblés au niveau européen, pour permettre aux victimes d’accéder à la justice. »

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Mise à jour • 25 avril 2024

La justice a débouté les six associations requérantes, dans une décision en référé le 2 mars 2023. Lire ici notre article : Projet Tilenga de Total : la justice déboute les associations sur la forme

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