Violences policières : un œil et dix ans de perdus

Il y a dix ans, Driss perdait son œil sous les coups d’un policier. Depuis, la justice peine à déjouer les mensonges des agents et à instruire une affaire dans laquelle se sont mêlés absence de communication entre brigades, recours à une brutalité aussi extrême que gratuite et complaisance du parquet. Politis a eu accès à ce dossier inédit. Récit de dix années de combat judiciaire.

Nadia Sweeny  • 7 décembre 2022 abonné·es
Violences policières : un œil et dix ans de perdus
© Hervé Pinel

Nous sommes en 2012. Driss (1) a 20 ans. Étudiant sans histoires, il habite la cité de la Galathée à Deuil-la-Barre, un quartier populaire du Val-d’Oise. Dans la nuit du 20 au 21 avril, le jeune homme rejoint ses amis sur un parking non loin de sa cité pour fêter un anniversaire. Deux voitures sont garées côte à côte, les portes ouvertes. La musique résonne et couvre à peine les rigolades successives.

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Le prénom a été changé.

Mais les victuailles manquent : une partie du groupe se rend à la supérette la plus proche. Au même moment, vers 1 h 30 du matin, une altercation éclate entre des jeunes et les tenanciers du magasin. La police est appelée. Quand elle arrive, les gérants, dans un français approximatif, crient au braquage, miment une arme à feu, parlent de deux femmes et d’un jeune « de type africain », d’une Citroën, donnent une immatriculation. Les policiers de nuit de Deuil-la-Barre lancent un appel sur les ondes et lâchent la formule choc : « Tentative de vol à main armée ». L’engrenage s’enclenche.

Aucune rébellion

Quand la BAC de Deuil repère le véhicule signalé, garé sur un parking, la réaction est immédiate : « Une voiture de couleur bleue, phares éteints, sans gyrophare, arrive, témoigne Driss. Trois personnes sont sorties et nous ont braqués en nous disant de mettre les mains en l’air puis de les poser sur la voiture. » Les jeunes prennent peur. « Rien ne les différenciait de personnes lambda », témoignent-ils. Les policiers finissent par annoncer leur qualité et demandent des renforts.

Une dizaine de brigades viennent progressivement renforcer les équipes déjà présentes sur les lieux. La situation s’envenime et les témoignages divergent. Les policiers de la BAC locale évoquent des jeunes énervés et une situation compliquée. Mais leurs collègues du même commissariat, qui arrivent de la supérette, ne constatent pas la même chose. Ils ont vu la vidéosurveillance et savent que les gérants ont largement exagéré.

« Deux ou trois jeunes me répondent, poliment d’ailleurs, sur un ton élevé mais pas excité : “Bonsoir Monsieur, je suis content que vous soyez là. Vous savez ce qui s’est passé, ils nous ont braqués”, relate un gardien de la paix de la brigade de nuit de Deuil. On sent bien qu’il s’est passé quelque chose que nous n’avons pas vu. Mais ils n’étaient pas plus agressifs dans le verbe que dans le geste. »

Un autre confirme : «Il n’y a aucune rébellion des jeunes envers nous […]. On a voulu commencer le contrôle normalement en demandant aux individus de s’aligner, ce qu’ils ont commencé à faire plus ou moins. […] À ce moment-là, des voitures banalisées et des fourgons de police sont arrivés, et les collègues sont sortis rapidement, mais n’ont pas pris contact avec nous. En fait, ils s’en sont tenus à ce qu’ils avaient entendu sur les ondes. »

Les collègues ont commencé à les prendre et à les projeter sur un véhicule.

Parmi eux, quatre équipages de la compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI), ainsi que le service départemental de nuit, dont un gradé, le capitaine Dominique T., 44 ans à l’époque, qui ordonne de boucler tout le monde. « Les collègues ont commencé à les prendre et à les projeter sur un véhicule. À partir de ce moment-là, on ne pouvait plus communiquer et on n’était plus maîtres du contrôle », regrette un policier.

Coup de tonfa

Driss reçoit un coup de pied dans le dos. Le lieutenant de la CSI, José-Manuel V., 43 ans, le fait tomber à terre et opère une clé d’étranglement. Driss, apeuré, tente de résister. Cinq policiers tombent alors sur le jeune homme, mis à l’écart de ses amis. Alors que l’un d’entre eux lui assène des coups de bâton dans le dos, d’autres lui tiennent les pieds ou attrapent ses bras. Acculé, face contre terre, Driss est menotté.

« À ce moment-là, un fonctionnaire des sections d’intervention est arrivé par-derrière, témoigne un adjoint de sécurité de la brigade de nuit d’Enghien, 29 ans. Il m’a dit “Attention !”, dans le sens de m’écarter afin de lui laisser de la place, et, dans le même temps, a porté un coup à la tête de l’individu à l’aide de la pointe de son tonfa. » Driss hurle. Son sang se répand sur le bitume. Cette nuit d’avril 2012, l’étudiant perd l’usage de son œil droit.

L’adjoint de sécurité (ADS), choqué, se confie à un collègue resté plus loin. Il montre le policier qu’il a vu mettre le coup. «Il m’a fait un signe de la tête en me désignant l’un des ­collègues de la section d’intervention. » Ce policier, c’est Denis P., 26 ans, qui dément être l’auteur du coup. Mais le confident ajoute aussi que « le lieutenant des sections [c’est-à-dire José-Manuel V., NDLR]a vu le coup porté ».

Ce dernier, supérieur hiérarchique de Denis P., impose alors sa version des faits : «Le gars, il s’est blessé lorsque je l’ai mis au sol, compris ? », aurait-il dit à l’ADS. Avant de clamer à haute voix : « J’espère qu’il ne s’est pas cogné contre les bouts de verre au sol lorsque je l’ai mis par terre. » Même les pompiers qui portent assistance à Driss reçoivent le message.

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« En disant cela, il poussait des morceaux de verre qui se trouvaient au sol vers la pelouse. J’ai eu l’impression qu’il cherchait à se rendre crédible dans ses propos », témoigne un policier. « Juste avant de quitter le parking, le lieutenant des sections nous a dit : “Vous avez vu, je me suis pris un coup”, en montrant sa bosse sur son front. »

José-Manuel V. prétend que la victime l’a frappé au visage, ce que réfute Driss. Sans s’en rendre compte, le lieutenant dira lui-même aux enquêteurs : « Si un tel coup a été porté à son visage alors que ma tête se trouvait juste derrière, j’aurais pu moi-même être touché »… Or il le fut. La victime est à peine hospitalisée que la bataille judiciaire a commencé.

Confusion et pressions

Les huit jeunes sont placés en garde à vue pour « rébellion ». Alors que Driss est en salle d’opération, le capitaine Dominique T. dresse des procès-verbaux intitulés « violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique ». Ce retournement des accusations est souvent utilisé pour masquer des dérives policières derrière un semblant de légitimité. Malgré la blessure de Driss et l’évocation d’un coup, aucun bâton n’est saisi, aucun gel des lieux ni aucune constatation ne sont effectués.

Tout va donc reposer sur la parole des uns contre celle des autres. Le jeu des pressions se met en place. Entre policiers. Entre brigades. Les CSI font circuler une rumeur : ça pourrait être l’ADS, puisque c’est lui qui balance. L’avocat des CSI, Me Liénart, va aussi jeter le doute sur le capitaine Dominique T., qui portait une tenue d’intervention et son tonfa ce soir-là…

Il faut peu de temps pour que la plus grande confusion s’installe. L’enquête sur les agissements des policiers, d’abord mêlée à celle sur les jeunes – qui seront tous disculpés –, est lancée par la sûreté du Val-d’Oise, autrement dit par des collègues directs des policiers mis en cause. Dès leurs premières auditions, les agents de la CSI font état de manière systématique et très appuyée de la présence de verre sur le sol.

Le 24 avril, la sûreté est dessaisie de l’enquête au profit de la cellule discipline de la direction départementale de la sécurité publique. L’enquête reste locale et Érick Maurel, vice-procureur (qui n’a pas répondu à nos sollicitations), reprend la version des CSI dans Le Parisien du 28 avril : « Lors d’un contrôle de police ayant débouché sur huit interpellations, il a été constaté qu’un jeune homme a été blessé. Les premiers éléments laissent penser qu’il a pu l’être lorsqu’il a été mis au sol », déclare-t-il.

Malgré les témoignages et les analyses médicales qui montrent déjà l’« explosion du globe oculaire droit », une blessure qui ­s’accorde mal avec la version des bouts de verre… De plus, Érick Maurel, bien qu’avisé le 27 avril que la victime a fait l’objet d’une incapacité totale de travail d’au moins trente jours, ne saisit pas l’IGPN. Il faut attendre le 2 mai pour que l’enquête atterrisse sur le bureau d’un juge d’instruction indépendant, et le 3 mai – soit quinze jours après les faits – pour qu’enfin l’IGPN soit saisie. Un temps précieux a été perdu.

Étranges excuses

À la cité de la Galathée, la question d’une marche blanche est évoquée. « Les jeunes voulaient faire une manifestation pacifiste pour dénoncer les violences policières », se souvient Driss. Des contacts au sein de la mairie opèrent cependant un travail de dissuasion, d’autant plus facile que le père de Driss travaillait au gymnase de la ville.

« Le maire (2) nous disait : “Deuil-la-Barre est une belle ville, que vont penser les gens ?” Il nous a proposé un atelier de discussion avec la ville, sans aucun intérêt », souffle Driss.En parallèle, la famille reçoit une étrange visite. « Peu après ma sortie de l’hôpital, un policier en costume-cravate est passé à la maison nous dire qu’il s’excusait au nom de la police nationale, que ça n’aurait jamais dû avoir lieu. » Puis plus rien.

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Jean-Claude Noyer (UMP), décédé en août 2019.

En septembre 2012, l’IGPN rend compte des avancées de l’enquête au magistrat : « Il n’a pas été permis de déterminer lequel d’entre eux avait pu porter un coup de tonfa. » L’inspection note que, cinq mois après les faits, « aucun des fonctionnaires civils des BAC locales et départementales n’a été entendu », malgré leur présence ce soir-là. Ils ne le seront que quatre ans plus tard.

Pendant de longues années, certains magistrats vont tenter de rattraper les lacunes d’une enquête plombée. Auditions. Analyses. Reconstitutions. Denis P. est mis en examen. D’autres policiers sont placés sous le régime de témoins assistés. L’ADS n’entrera jamais dans la police : il échoue mystérieusement à tous ses concours. Les autres continuent d’exercer. Le lieutenant de la CSI, José-Manuel V, devient capitaine.

Pendant ce temps, Driss tente de reconstruire sa vie et d’apprivoiser son visage meurtri. « Je suis resté un an sans voir personne. J’avais 20 ans, l’âge où on veut plaire aux filles, et je voyais dans le miroir ce visage si différent, cette blessure qui me dégoûtait de moi-même. »

Il apparaît évident que certains policiers taisent des informations utiles à la manifestation de la vérité.

Le traumatisme et le sentiment d’injustice sont indélébiles. « Je n’avais rien fait, je n’ai même pas de casier judiciaire ! » clame celui qui, réfugié dans le travail, est devenu chef d’entreprise. « Dix ans après, la police me fait toujours très peur. Quand je les vois, je perds mes moyens. Je me dis que, quoi qu’il arrive, ça sera de ma faute : on ne peut rien faire contre eux. »

En janvier 2022, le dernier magistrat nommé décide d’un non-lieu, « les investigations n’ayant pas permis d’identifier l’auteur des faits ». Driss fait appel devant la chambre de l’instruction. « Je veux qu’ils soient condamnés ! », insiste-t-il. Le 27 mai, la chambre estime qu’en l’état, « il ne peut être déterminé avec certitude que Denis P. est l’auteur du coup ».

Mais, selon elle, « il apparaît cependant évident que certains policiers taisent des informations utiles à la manifestation de la vérité ». La chambre invalide le non-lieu et décide alors que le coup porté s’apparente « à un acte commis au cours d’une scène unique de violence ». Désormais considérés comme coauteurs, tous les policiers impliqués dans l’interpellation de Driss pourraient être mis en examen. Dix ans après, une lueur d’espoir renaît, mais la lutte paraît sans fin.  

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Police / Justice
Publié dans le dossier
Violences policières, tabou judiciaire
Temps de lecture : 11 minutes

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