La lutte par le droit
Depuis plus de deux mois, la boulimie préfectorale pour les arrêtés d’interdiction met en péril nos libertés fondamentales. Face à cela, une poignée d’irréductibles juristes résiste avec brio au moyen d’une stratégie américaine : le recours au contentieux.
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« Il n’y a pas le droit d’un côté et la société de l’autre » En Macronie, la montée du « national-libéralisme » Trois victoires pour les libertés fondamentales« Ils n’ont qu’à attaquer les arrêtés préfectoraux », a clamé, mardi 16 mai, la représentante du ministère de l’Intérieur devant la chambre du contentieux au Conseil d’État. Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques de la Place Beauvau, défendait son décret d’utilisation des drones contesté pour son manque d’encadrement, notamment sur la gestion des données sensibles captées.
Dans la salle pompeuse du shérif du droit administratif, en face de Mme Léglise, des irréductibles défenseurs des libertés fondamentales : la Ligue des droits de l’Homme (LDH), le Syndicat des avocats de France (SAF), celui de la magistrature ainsi que l’Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico). « La société civile devrait donc s’organiser pour attaquer vos arrêtés chaque jour, tous les jours, même dans des lieux éloignés. C’est impossible ! » rétorque Paul Mathonnet, avocat de la LDH.
Souvent publiés très tard avec des délais d’application trop courts pour permettre un référé d’urgence, ces arrêtés sont aussi trop nombreux. « De toute manière, en ce moment, c’est moi qui valide tous les arrêtés », finit-elle par lâcher, admettant l’origine ministérielle de l’opération. Tout le monde dans la salle le sait : cela fait plus de deux mois qu’une frénétique course a lieu pour faire face à l’offensive de l’État contre nos libertés fondamentales.
Le 16 mars, « après le 49.3 et le développement de manifestations spontanées, le préfet de police de Paris a imposé chaque soir des interdictions de rassemblement [notion plus large que celle de manifestation, NDLR], se souvient Vincent Souty, avocat au barreau de Rouen, docteur en droit constitutionnel et membre du SAF. Quand on a vu pleuvoir ces arrêtés, on s’est dit qu’on devait être des vigies. On a discuté avec le SAF et la LDH de leur légalité et on s’est mis en contact avec l’Adelico ».
De manière informelle, le Groupe d’action juridique anti-arrêtés préfectoraux (Gajaap) – dont le nom fait écho au GAJ (Groupement d’action judiciaire) (1) – s’est progressivement constitué. Son nom fait référence au « Gaja », recueil des grands arrêts de la jurisprudence administrative. « Une blague de juriste », confie Serge Slama, professeur de droit public et membre de l’Adelico.
Devenu Mouvement d’action judiciaire – créé au cœur de Mai 68 par des avocats engagés pour défendre les manifestants et élaborer de nouvelles formes de maniement du droit.
L’un des premiers contentieux communs est lancé contre les interpellations préventives – après le 49.3, des centaines de manifestants sont placés en garde à vue. 88 % des dossiers sont classés sans suite. Mais le référé d’urgence est retoqué le 22 mars. Pour le tribunal administratif, la garde à vue « a le caractère d’une opération de police judiciaire et il n’appartient qu’aux tribunaux judiciaires de connaître des litiges survenus à l’occasion d’un tel placement ».
David Van Der Vlist, avocat au barreau de Paris et membre du SAF, est en lien avec le groupe d’avocats pénalistes qui défend les manifestants. Le tribunal administratif dit que seul le juge judiciaire est compétent ? Qu’à cela ne tienne : au nom de leurs clients, les pénalistes déposent une centaine de plaintes au parquet de Paris pour détentions arbitraires. Et si, au pénal, les avocats sont sur le front des gardes à vue quotidiennes, ceux spécialistes du droit public ripostent dans les couloirs feutrés des tribunaux administratifs.
Le combat est âpre tant les pratiques préfectorales sont sournoises. Stratégiquement, les préfectures publient leurs arrêtés à la dernière minute, voire a posteriori. Une méthode empêchant tous les recours d’urgence – référé liberté ou suspension –, pour lesquels le juge administratif ne peut se prononcer dans les 48 heures que lorsque l’arrêté est en cours d’application.
Avocats et professeurs de droit se lancent dans la course. Les notifications de publication des arrêtés tombent parfois au milieu de la nuit ou à l’aube. Immédiatement, des messages s’échangent sur la boucle du Gajaap. Les recours sont rédigés et déposés en un temps record. « Tout au long des mois de mars et avril, on arrivait à contester les arrêtés préfectoraux dans l’heure qui suivait leur publication », confirme Me Lionel Crusoé. « L’Adelico a dû déposer une vingtaine de recours en cinq semaines. Nous, une vingtaine en un mois. Il faut de l’endurance, reconnaît Marion Ogier, avocate de la LDH. Mais on pourrait déposer un recours par jour tellement il y a d’arrêtés ! »
On pourrait déposer un recours par jour tellement il y a d’arrêtés !
La multiplicité des recours pour faire face à cette goinfrerie préfectorale anti-libertés demande aussi une sacrée main-d’œuvre pour aller plaider devant le tribunal. Jean-Baptiste Soufron, avocat de l’Adelico, et Me Ogier écument les audiences aux quatre coins du pays, mais ne peuvent tout faire, d’autant que l’engagement est bénévole. Alors le SAF, grosse structure syndicale présente dans de nombreux barreaux, met son réseau à disposition. « C’est la première fois qu’on collabore avec l’Adelico, explique Me Souty. La force de travail de ses membres est impressionnante et ça nous a permis d’aller plus loin. »
Alors que la préfecture de police de Paris a publié chaque soir, entre le 17 mars et 1er avril, un arrêté d’interdiction de se rassembler pour le soir même, l’équipe dépose, le 31 mars, un référé d’urgence contre cette méthode. Le tribunal administratif de Paris, très agacé d’être méprisé par le préfet, lui impose de publier dans les temps permettant un recours. Une belle victoire qui, pour autant, ne se reproduit pas sur le reste du territoire. Ainsi, la préfecture du Rhône a continué de publier ses arrêtés à la dernière minute sans sanction.
Course de vitesse
À l’occasion des visites d’Emmanuel Macron, courant avril, les préfets détournent aussi la loi Silt – qui vise à renforcer la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme – en imposant des périmètres de sécurité afin d’empêcher toute contestation. Dans l’Hérault, les « dispositifs sonores portatifs » sont interdits, mesure interprétée par les gendarmes comme une interdiction des casseroles. « On n’a pas réussi à attraper cet arrêté, regrette Serge Slama. C’est une course de vitesse. » Sur Twitter, la préfecture de l’Hérault ose se vanter de cette victoire qui ne tient qu’à la question du temps et non du fond. Un recours en excès de pouvoir a d’ailleurs été déposé, dont l’audience se tiendra d’ici un an.
On n’a aucun moyen d’arrêter les préfets.
Non seulement les préfets ne tirent pas les enseignements des décisions des tribunaux administratifs, mais ils se glorifient de les bafouer. Or il n’existe aucun moyen de les punir pour ne pas avoir respecté la loi, et ce alors que l’article 72 de la Constitution prévoit qu’ils ont notamment la charge « du respect des lois ». « Dans sa jurisprudence, le Conseil d’État estime qu’on ne peut pas demander au ministre de faire appliquer la loi à son subordonné, regrette Serge Slama. On réfléchit à une procédure, mais on ne trouve pas. » Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, le confirme : « On n’a aucun moyen d’arrêter les préfets. »
Décrocher des victoires importantes
Si toutes ces actions s’apparentent à un travail de Sisyphe, elles permettent d’équilibrer le rapport de force, de cadrer autant que possible les administrations, mais aussi d’informer le public et de déclencher un débat. « Faire du contentieux, ça fonctionne », confirme Me Crusoé. « L’effet d’inspiration est aussi très important, selon Serge Slama. On doit montrer qu’il y a un pouvoir par le droit, qu’on peut être une poignée mais décrocher des victoires importantes. »
Paul Cassia et lui, tous deux spécialistes du contentieux administratif, sont les figures principales de l’Adelico. « Mon statut d’universitaire m’oblige, estime Paul Cassia. Dans cette période où les contre-pouvoirs sont effacés, c’est mon devoir de rappeler à l’ordre, via les juges, les administrations qui bafouent le droit de manière manifeste. »
Et c’est l’objet principal de l’Adelico. Elle est née en 2017 sous l’impulsion de Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, qui voulait créer une grande association française de défense des droits constitutionnels sur le modèle américain de l’Union américaine pour les libertés civiles – American Civil Liberties Union (Aclu). Celle-là même qui a inventé le contentieux stratégique sur les libertés civiles.
Les décisions de justice ne vont pas faire craquer l’ADN autoritaire de cet exécutif.
« Patrick Weil a eu cette très forte et juste intuition d’une dérive macroniste à venir », se souvient Serge Slama. Paul Cassia admet que « les décisions de justice ne vont pas faire craquer l’ADN autoritaire unanimement reconnu de cet exécutif. Nous, on demande juste que la loi soit appliquée ». Toutefois, Serge Slama tient quand même, dans cette période, à ce que « l’histoire reconnaisse plus tard que la société civile française a défendu l’État de droit ».
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