« Les arrestations arbitraires ont vocation à empêcher les manifestations » 

Me Coline Bouillon est avocate au barreau de Créteil. Elle défend une partie des personnes qui déposent plainte contre X à la suite des arrestations subies lors des mobilisations contre la réforme des retraites. Elle dénonce ici une atteinte aux libertés.

Nadia Sweeny  • 31 mars 2023
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« Les arrestations arbitraires ont vocation à empêcher les manifestations » 
Coline Bouillon, lors d'une conférence de presse donnée à Paris ce 31 mars 2023 par les avocats des plaignants.
© Lily Chavance

Au tribunal judiciaire de Paris, le vendredi 31 mars au matin, le greffier souffle en voyant débarquer le petit groupe d’avocats avec leurs énormes chemises contenant une centaine de plaintes. Un par un, il faut enregistrer et traiter chaque dossier de ces personnes placées en garde à vue entre le 16 et le 23 mars à l’occasion des manifestations contre la réforme des retraites. Des gardes à vue que les avocats estiment arbitraires : objet de leur plainte contre X. Une réponse cinglante à Laurent Nuñez, préfet de Paris, et à Gérald Darmanin, selon lesquels « il n’y a pas d’arrestation injustifiée ».

Pourquoi déposez-vous plainte aujourd’hui ?

Maître Coline Bouillon : Nous déposons une centaine de plaintes contre les arrestations arbitraires entre le 16 et le 23 mars, au titre de l’entrave à la liberté de manifester. De notre point de vue, ces arrestations n’avaient vocation qu’à empêcher la manifestation populaire. La répression a été particulièrement violente : elle n’a fait aucune distinction entre les uns et les autres.

On a utilisé des infractions fourre-tout à l’encontre de manifestants qui n’en avaient commis aucune. En huit jours, il y a eu 940 interpellations et un peu moins d’une centaine de poursuites. Il y a donc eu très peu de déferrement – le moment où en enlève « les fers » pour présenter la personne à un juge.

On a utilisé des infractions fourre-tout à l’encontre de manifestants qui n’en avaient commis aucune.

Nous sommes très surpris par le nombre de classement sans suite dit « 11 » pour absence d’infraction alors que, d’habitude, le classement le plus utilisé par le parquet est le « 21 » – soit « infraction insuffisamment caractérisée ». Gérald Darmanin et Laurent Nuñez prétendent qu’il n’y aucune interpellation arbitraire puisque toutes se font sous le contrôle du procureur. Or ce même procureur – après avoir confirmé les gardes à vue de centaines de personnes – décide finalement de les classer pour absence d’infraction.

Pourquoi avoir opté pour la stratégie de la multitude de plaintes plutôt qu’une plainte collective ?

On avait déjà déposé une plainte collective au nom d’une vingtaine de plaignants dans le cadre de la lutte contre la loi sécurité globale. Le procureur de la République s’était contenté de demander des explications au préfet qui, lui, avait produit un rapport émanant de ses propres services pour justifier des interpellations qu’il avait lui-même ordonnées.

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Sans surprise, le procureur de la République avait donc classé sans suite l’ensemble des faits dénoncés alors que les contextes pour chacun étaient différents. Aujourd’hui, nous déposons une centaine de plaintes identiques signée par vingt avocates et avocats. Nous sollicitons ainsi le parquet pour qu’il enquête sur la situation de chacun des plaignants interpellés et qu’il détermine dans quelles conditions ils ont été interpellés.

Nous sollicitons ainsi le parquet pour qu’il enquête sur la situation de chacun.

Comment se fait-il qu’il ait pu, au détour d’une mesure de privation de liberté de dizaines d’heures, prendre des décisions d’absence d’infraction ? A-t-il même eu le temps de mener des investigations ? Ces classements s’interprètent comme la preuve que ces gardes à vue sont des sanctions dont le but est de dissuader les manifestants mais aussi de les ficher.

Que voulez-vous dire ?

L’ADN et les empreintes ont été demandées aux personnes avant même qu’elles ne voient un avocat et donc avant que celles-ci puissent être informées de leurs droits et de ce qu’est le fichage. L’enjeu du fichage apparaît si fort que le parquet a même déféré des personnes uniquement en raison de leur refus de donner leur signalétique et leur ADN, quand bien même elles n’étaient plus poursuivies pour les infractions principales. L’unique objectif étaient donc qu’elles donnent leurs empreintes.

Coline Bouillon
« Nous demandons à ce que soient identifiées les personnes décisionnaires pour qu’elles s’expliquent sur cette politique de maintien de l’ordre et de répression. » (Photo : Lily Chavance.)

Votre plainte est déposée contre X pour « atteinte arbitraire à la liberté individuelle par personne dépositaire de l’autorité publique », « non-intervention pour l’arrêt d’une privation de liberté illégale » et « entrave à la liberté de manifester ». Vous visez ainsi directement les institutions...

Oui, bien sûr : qui d’autre que la préfecture ordonne les interpellations ? Qui d’autre que le parquet valide ces placements en garde à vue et décide de leur levée ? Nous demandons à ce que soient identifiées les personnes décisionnaires pour qu’elles s’expliquent sur cette politique de maintien de l’ordre et de répression.

Vous suivez les mécaniques répressives depuis quelque temps. Quelles évolutions voyez-vous ?

On passe des caps. Il y a de plus en plus d’interpellations et on multiplie les mesures alternatives aux poursuites qui se résument à une politique du chantage. Elles sont de plusieurs sortes. L’avertissement pénal probatoire (APP), nouvelle création d’Éric Dupond-Moretti en vigueur depuis le 1er janvier 2023. L’idée est que toute personne ne faisant pas l’objet d’un classement sans suite doit avoir une sanction, une mesure de réparation ou un avertissement solennel. Sa particularité, c’est qu’il faut reconnaître les faits après 48 h en garde à vue et une vingtaine d’heures dans les geôles du tribunal. On leur met sous le nez un délégué du procureur qui n’a aucun pouvoir : il ne peut pas décider des conditions de cet APP ni même y renoncer. Il n’y a donc pas de contradictoire.

Il y a de plus en plus d’interpellations et on multiplie les modes alternatifs de poursuites.

De même pour le classement sous condition qui lui n’inclut pas une reconnaissance des faits et n’est pas susceptible de voies de recours. Il prévoit le classement sans suite de la procédure sous des conditions parfois inadaptées aux situations personnelles. Des délégués du procureur présentent donc ces mesures à des personnes qui viennent de passer 72 heures privées de liberté : « Si vous signez, vous sortez tout de suite, sinon c’est la comparution immédiate ».

Sur le même sujet : Retraites : comment les préfets veulent museler les manifestations

On constate aussi des propositions de transaction avec le procureur de la République qui vient dire à certains de nos clients : « Vous passez en comparution immédiate », puis, on vient les trouver en disant : « Si vous acceptez de donner vos empreintes, je classe sans suite ». On est arrivé à un point où la seule manière d’avoir du chiffre, c’est le chantage.

Quelles sont les différences constatées avec les pratiques utilisées pendant les gilets jaunes ?

Pour les gilets jaunes, l’infraction de participation à un groupement en vue de commettre des violences permettait de nombreuses condamnations alors qu’aujourd’hui, c’est beaucoup plus rare d’être présenté à une juridiction de jugement simplement pour cette infraction. Il faut qu’il y ait un cumul avec d’autres infractions comme rebellions, violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique ou des refus de se soumettre à un relevé signalétique.

Il faut abroger l’infraction de participation à un groupement.

Cela dit l’infraction groupement est toujours utilisée pour placer en garde à vue. On suppose des intentions qu’on cherche à caractériser pendant le temps de leur privation de liberté. Le recours à cette infraction est une arme juridique répressive qui régularise et banalise les arrestations arbitraires. Des députés m’ont demandé : « Qu’est-ce qu’on peut faire contre les arrestations arbitraires ? ». Je n’ai qu’une réponse : il faut abroger l’infraction de participation à un groupement. Elle donne des pouvoirs exorbitants à des magistrats et à des policiers, qui s’exercent à l’encontre de personnes qui n’ont rien fait.

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Police / Justice
Publié dans le dossier
Répression : la mécanique infernale
Temps de lecture : 7 minutes
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