La psychologisation du politique

Élisabeth Borne renvoie au camp syndical une humiliation que les syndicats lui ont infligée avec détermination. Ce vocabulaire qui « psychologise » les rapports de force politiques masque et révèle tout à la fois le brutal exercice d’une autocratie.

Rose-Marie Lagrave  • 3 mai 2023
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La psychologisation du politique
Manifestation à Paris contre la réforme des retraites, le 6 avril 2023.
© Lily Chavance.

« Il ne faut pas que les syndicats restent humiliés de cette séquence », envoie tout de go la Première ministre, le 5 avril. Pour être humiliés, il faudrait que les syndicats eussent été vaincus ; or, même après le camouflet du Conseil constitutionnel, ils sortent plus raffermis et plus unitaires qu’avant ladite séquence, aimantant dans leur sillage une nébuleuse de nouveaux collectifs au répertoire d’actions inventif et résolu.

En revanche, Élisabeth Borne retourne le stigmate en renvoyant au camp syndical une humiliation que les syndicats lui ont infligée avec superbe et détermination. Dans cette séquence, elle, figure incarnée du pouvoir d’humilier, transfère aux syndicats le fait d’avoir dû mordre son chapeau, en triomphant sans péril et sans gloire. En la circonstance, qui est humilié et qui devrait porter au front le rouge de la honte ? La réponse fleurit sur toutes les lèvres : Emmanuel Macron et le gouvernement d’Élisabeth Borne se sont humiliés eux-mêmes et ont humilié notre pays.

Emmanuel Macron et le gouvernement d’Élisabeth Borne se sont humiliés eux-mêmes et ont humilié notre pays.

Par le mensonge d’abord : Emmanuel Macron s’est abaissé jusqu’à revendiquer d’avoir été élu pour mettre en œuvre la réforme des retraites, alors qu’il doit son élection au barrage républicain contre le Rassemblement national. Il le reconnaissait lui-même le 24 avril 2022 en ces termes : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir. » Or, de plain-pied dans ces années à venir, il n’a plus ni conscience ni obligation.

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Par le déni démocratique ensuite, avec des ministres « experts » qui dégradent le pays tout entier en abaissant le jeu démocratique jusqu’au degré zéro de la délibération. Par des tours de passe-passe et de procédures cumulées, constitutionnelles mais retorses, allant du choix de la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale aux 49.3, 47.1, 44.3, 44.2, désormais nouvelle table de déclinaisons à apprendre par cœur, la représentation parlementaire, les corps intermédiaires et nous, gens dans la rue mobilisés, avons été non pas humiliés, mais déniés, rayés, balayés d’un revers de menton et d’un coup de mépris.

Enfin, par la dépolitisation du langage : le vocabulaire utilisé qui « psychologise » les rapports de force politiques en termes d’humiliation masque et révèle tout à la fois le brutal exercice d’une autocratie. « Ce soir, il n’y a ni vainqueur ni vaincu », conclut Élisabeth Borne, le vendredi 14 avril. Il y a quoi, alors ?

Des dominant·es sans foi ni loi, et des pressuré·es, des rançonné·es jusqu’à leurs plus vieux jours, qui ne lâcheront pas l’affaire et se dresseront contre l’acclimatation aux pratiques, aux idées et au vocabulaire de l’extrême droite, dont la « séquence » de la réforme des retraites n’a été qu’un laboratoire d’expérimentation supplémentaire. Qui, après ça, pense encore que les théories et pratiques de domination sont de vieilles lunes ? 

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