Le changement climatique, une histoire neuve ?

L’historien indien Dipesh Chakrabarty, pionnier majeur de la pensée postcoloniale, publie un ouvrage sur ce phénomène également historique qu’est le changement climatique. L’histoire d’un avenir s’assombrissant. 

Olivier Doubre  • 28 juin 2023 abonné·es
Le changement climatique, une histoire neuve ?
Incendie dans le bush australien, en décembre 2021.
© Sean BLOCKSIDGE / WESTERN AUSTRALIA DEPARTMENT OF FIRE AND EMERGENCY SERVICES / AFP.

Après le changement climatique, penser l’histoire, Dipesh Chakrabarty, traduit de l’anglais par Aude de Saint Loup & Pierre-Emmanuel Dauzat, préface de François Hartog, Gallimard, collection « Bibliothèque des histoires », 400 pages, 28 euros.

Le changement climatique nous apparaît a priori comme un phénomène récent. En tout cas sa prise de conscience ! On peut donc s’étonner qu’un grand historien indien, reconnu mondialement, qui plus est spécialiste et pionnier de la pensée postcoloniale et surtout du courant des subaltern studies, s’interroge sur les conséquences de ce bouleversement pour sa discipline. Or c’est tout l’intérêt de ce nouveau livre de Dipesh Chakrabarty, connu entre autres pour son ouvrage Provincialiser l’Europe (1), devenu un classique, qui s’attachait à rendre compte de l’incapacité relative des penseurs de la vieille Europe, souvent sous l’influence de Hegel, à rendre compte avec justesse des trajectoires historiques des sociétés extra-européennes. Dans une préface passionnante qui retrace notamment le parcours intellectuel de l’auteur, l’historien François Hartog, éminent spécialiste du concept de « régime d’historicité » et du « présentisme » qui marque, selon lui, notre époque, estime d’ores et déjà que cet essai, Après le changement climatique, penser l’histoire, est « promis à occuper une place analogue à celle de Provincialiser l’Europe ».

1

Paru aux États-Unis en 2000 (Princeton University Press), traduit par Olivier Ruchet et Nicolas Vieillescazes : Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique (Amsterdam, 2009).

L’apport sans doute le plus important du livre est la différenciation promue par l’auteur entre le « global » et le « planétaire ». Au-delà des débats récurrents sur l’usage du terme « anthropocène », Chakrabarty insiste plutôt sur cette différence entre le « globe » (et les effets de la globalisation capitaliste, avec les crises du réchauffement qui en ont résulté) et la « planète », ou « le système Terre », millénaire, qui s’est « insinuée dans notre entendement, même à travers les horizons intellectuels des chercheurs en sciences humaines ». D’où l’intérêt de l’historien, avec les différents régimes d’historicité qu’impliquent les deux concepts. S’il souligne bien que « le globe et la planète, en tant que catégories représentant les deux récits de la globalisation et du réchauffement global, sont liés », le globe est selon lui « une construction humano-centrique », quand la planète, elle, « décentre l’humain ».

Après le changement climatique, penser l’histoire Dipesh Chakrabarty

Né à Calcutta, capitale de l’État fédéré indien du Bengale-Occidental, longtemps bastion communiste, Dipesh Chakrabarty a d’abord été un historien marxiste. Mais il opère un premier décentrement de son regard, lorsque, dès 1976, il rejoint l’université de Canberra (Australie) pour y rédiger sa thèse, avant d’aller enseigner à Melbourne. Ce qui lui fait lire Marx différemment – sans doute de façon moins orthodoxe. Comme l’explique François Hartog, il se fait alors « ethnologue-historien » de la société indienne et d’abord de Calcutta, par ce « regard éloigné » (théorisé par Lévi-Strauss), tout en prenant conscience que de multiples lectures de Marx existent, en réalité.

Décentrement du regard

Et c’est ce même décentrement du regard qui le porte en 2000 à publier Provincialiser l’Europe (puis de nombreux autres livres), écrit à Chicago, où il enseigne depuis 1995. Il devient alors, comme on l’a vu, l’un des principaux théoriciens des études postcoloniales, lui, un historien originaire d’un ancien pays jadis colonisé par l’Europe. Mais le livre est aussi critiqué, notamment en Inde, tant par certains marxistes pour ne l’être plus « assez », que par d’autres pour avoir « oublié en chemin les subalternes », ces exploités durant la période coloniale. Sensible à cette dernière critique, il se tourne donc vers des auteurs comme Césaire, Fanon, Senghor ou sa compatriote Gayatri Spivak, mais aussi Foucault ou Derrida. Nouveau décentrement du regard qui, peu à peu, le porte à s’intéresser à un mégafeu qui vient de ravager le bush dans les environs de Cantarra. Et c’est bien son regard d’historien qui évolue alors profondément. Le présent essai est ainsi dédié « À la mémoire des humains et autres êtres vivants victimes des incendies australiens de 2019-2020 et du cyclone Amphan dans le golfe du Bengale en 2020 ».

On voit donc que, fort de cette prise de conscience, Dipesh Chakrabarty est en passe de révolutionner l’histoire, discipline académique et vaste domaine de recherche, comme le changement climatique est en train de bouleverser le cours de l’histoire. Sa réflexion se trouve « relancée en direction d’une nouvelle anthropologie philosophique à élaborer, qui soit à même de penser ce décentrement de l’humain, sa place nouvelle “dans le réseau du vivant” et son insertion “dans ces histoires différentes et connectées du globe et de la planète” ».

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