Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 

Moi aussi : c’est le nom du court-métrage que présente l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche au festival de Cannes, ce mercredi. Un projet où l’on suit un millier de personnes ayant répondu à son appel à témoignages. Pour Politis, elle revient sur cette initiative et raconte l’intimité de son combat contre les violences sexistes et sexuelles.

Pauline Migevant  et  Hugo Boursier  • 15 mai 2024 libéré
Judith Godrèche : « Je sais que ma vérité est imparable » 
"Quelqu’un m’a dit que j’étais 'radioactive '. Tout un programme ! Dorénavant, c’est à moi de choisir mes équipes. Et de réaliser des films." À Paris, le 3 mai 2024, en compagnie des personnes témoignant dans Politis.
© Maxime Sirvins

Actrice, réalisatrice, scénariste, productrice et écrivaine, Judith Godrèche obtient son premier grand rôle dès l’âge de 16 ans dans Les Mendiants, de Benoît Jacquot (1988). Un an plus tard, elle incarne le personnage principal de La Fille de 15 ans, de Jacques Doillon – dont elle a récemment dénoncé les violences subies lors du tournage. Nommée à plusieurs reprises aux César, on la retrouve à l’affiche d’une cinquantaine de films.

Sur le même sujet : Comment le cinéma brutalise les enfants

Après avoir reçu plus de 5 000 témoignages, comment l’idée d’un court-métrage vous est-elle venue ?

Judith Godrèche : Recevoir tous ces témoignages oblige à une forme de responsabilité, c’est certain. Je me suis rendu compte de ce que le fait de tendre la main impliquait. Il n’était pas possible de traiter ces textes, et donc ces vécus, avec légèreté ou désinvolture. Il faut beaucoup de courage pour parler. Quand on fait face à cette part d’ombre du monde, il y a ce sentiment de solitude totale qui empêche d’imaginer l’existence d’autant de personnes victimes. Entre les personnes victimes de violences sexuelles et la société, le rapport se conjugue au silence. Le pli est de se taire.

Comment avoir conscience que l’on n’est pas seul·es ? Voilà, je me suis rendu compte de cela. Cette réaction, je l’explique par mon parcours de vie : ma jeunesse s’étant faite loin des écoles, je me suis toujours considérée comme mal informée. Je découvre l’horreur comme un enfant, sans cynisme. Sincèrement. En même temps, mon aide est limitée. Et même lorsque je réponds, je peux répondre trop tard et rater un moment crucial pour la personne qui me contacte.

Sur le même sujet : Violences sexuelles : « Silence ! On tourne »

Spontanément donc, j’ai voulu faire un film autour de cette question : comment raconter l’histoire d’une foule ? Je voulais dire le nombre. Le rendre visible, sensible à l’écran. Il a fallu aussi construire une équipe de techniciens qui soit absolument adaptée à la considération de l’autre. Le cinéma peut s’inscrire dans un rapport au monde et aux êtres où il prend un individu, l’utilise et le rejette. La caméra devient alors un objet de domination. Là, il fallait l’utiliser comme le prolongement bienveillant de mon regard sur ces personnes et, à travers elles, raconter mon histoire et la leur.

À qui s’adresse votre film ?

J’aimerais qu’il soit absolument universel et qu’il touche tout le monde, sans choisir, sans trier. Tout comme j’aimerais que le film voyage et que son sujet puisse entrer dans des sociétés différentes.

Dans votre film, une place particulière est accordée à la danse. Pourquoi ?

L’objectif était de trouver le langage physique d’une personne qui a été abusée, mais à travers des gestes qui ne soient pas dans le pathos ni dans l’évocation de faits violents et abusifs qui replongeraient la personne dans un vécu traumatique. Il ne fallait pas non plus édulcorer avec des gestes jolis au sens décoratif du terme. Que ces victimes ne soient jamais mises dans une position d’ornement dans le décor. Nous avons travaillé avec la jeune chorégraphe Eva Galmel, danseuse dans la compagnie de Benjamin Millepied. Elle m’a été présentée par la danseuse et comédienne Marion Barbeau. Je lui ai envoyé des vidéos qui m’avaient inspirée, notamment Pina, le film de Wim Wenders sur Pina Bausch.

ZOOM : Judith Godrèche en quelques dates

2017 Judith Godrèche est l’une des 93 femmes qui déclarent avoir été victimes d’Harvey Weinstein.

2023 Elle réalise une série semi-autobiographique, Icon of French Cinema, diffusée sur Arte.

Février 2024 Elle porte plainte pour viol sur mineur contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon. « Je parle, je parle, mais je ne vous entends pas. Où êtes-vous ? » Lors des César, elle interpelle le monde du cinéma sur les violences sexistes et sexuelles.

Mai 2024 Elle obtient la création d’une commission d’enquête sur les abus et violences dans le cinéma. Son court-métrage Moi aussi, hommage aux plus de 5 000 femmes qui ont répondu à son appel, est présenté dans la sélection Un certain regard du Festival de Cannes.

Nous avons réfléchi sur la façon dont la danse pouvait s’ancrer dans un milieu urbain. Nous ne voulions néanmoins pas nous enfermer dans une chorégraphie. Il fallait trouver un langage non verbal qui soit comme un cheminement narratif, qui évoque les angoisses récurrentes exprimées dans les témoignages – ne pas vouloir être vue, vouloir être entendue, un aller-retour constant entre vouloir exister et ne pas pouvoir, les souvenirs qui reviennent, les cauchemars, ce qui se passe quand on ferme les yeux, la mémoire traumatique, ce monde qui est celui de notre nuit lorsqu’on s’absente de nous-même, quand on a été violée. Comment filmer toute cette vie intérieure ? Comment créer un paysage sonore et visuel qui évoque tout ça ? Je voulais incarner la mémoire traumatique : elle s’exprime par le langage du corps. Le corps nous surprend, il refoule, il exprime. Nous n’avons pas le contrôle.

Jusqu’à quel point cette responsabilité dont vous avez hérité était-elle supportable ?

Ces témoignages sont une forme de correspondance ; ils ne se suffisent jamais en eux-mêmes et disent toujours ce que l’on a en commun. C’est comme si j’avais écrit la première lettre et que chaque personne me répondait. Les gens me racontent leur combat. Ils ne m’envoient pas leur souffrance pour que je puisse l’emmener ailleurs. Ils ne veulent pas que je les délivre. Parfois aussi, c’est une boîte postale : la personne sait que quelqu’un va lire, et qu’elle peut avoir confiance, mais ne me demande rien. Cette responsabilité ne se limite pas à la conception du film. Je ne peux pas imaginer une seule seconde abandonner la barque au milieu du lac.

Je ne peux pas décemment décider d’arrêter quand je veux. Ce n’est pas un travail que l’on quitte.

Les violences sexuelles ne sont pas qu’un concept, et on ne peut jamais vraiment passer à autre chose. J’ai eu des appels au secours, des échanges avec des personnes qui se trouvaient dans des moments très graves. J’ai essayé d’être là, souvent aux dépens de ma vie de famille et de mon entourage. Est-ce que je peux faire cela toute la journée ? Probablement pas. Je ne prétends pas être la spécialiste de la ligne anti-suicide et je serais bien incapable de l’être. Mais je ne peux pas décemment décider d’arrêter quand je veux. Ce n’est pas un travail que l’on quitte. Non, j’ai pris mes responsabilités, et je les assume.

Votre écoute s’est-elle substituée à la mission des institutions ?

Personne ne m’a prise pour un psy. Dans l’imaginaire commun, les victimes sont vues comme des êtres incapables de penser par elles-mêmes. Mais les personnes qui m’écrivent, c’est cette femme assise là, celle qui mange au restaurant, celle qui traverse la rue. Ce ne sont pas des personnes qui se débattent dans un chaos psychologique. Elles savent mettre des limites. Donc je ne me suis pas sentie envahie ou dépassée par le moment. J’ai essayé de réagir au mieux, en étant entourée. Personne n’a pensé que j’allais me convertir en un soutien quotidien et constamment disponible. Ce que l’on a en commun, c’est ce film, et leur esprit s’inscrit là-dedans plus que dans un dialogue permanent avec moi.

Judith Godrèche VSS violences sexistes sexuelles
Judith Godrèche VSS violences sexistes sexuelles
3 mai 2024 : Judith Godrèche pose pour la une du numéro double de Politis, consacré aux témoignages des personnes victimes de violences sexistes et sexuelles. (Photo : Maxime Sirvins.)

Les instances comme le Sénat et l’Assemblée nationale, où vous avez été auditionnée à deux reprises, vous ont-elles écoutée ?

Ce n’était pas facile, il a fallu argumenter, convaincre. Je me suis toujours sentie comme quelqu’un qui n’était ni à une place d’enfant, ni à une place d’adulte, ni de personne éduquée ou non éduquée. Je me voyais comme une bizarrerie, un drôle de spécimen qui ne sait pas vraiment qui il est et quelle légitimité il faut avoir pour donner son opinion. Quand j’étais petite et que je vivais avec un homme bien plus âgé que moi, je me taisais la plupart du temps. Quand je parlais, j’étais l’enfant qui disait des bêtises ou des fulgurances. Rien n’était vraiment naturel pour moi. Je n’avais pas la vie normale d’une fille de 14 ans. Je me retrouvais dans des situations où j’avais bien conscience que ce n’était pas ma place, et en même temps, c’était là où j’étais et personne n’avait l’air de se poser des questions.

Sur le même sujet : Comment le cinéma brutalise les enfants

Depuis, je m’interroge toujours sur la manière dont ma vérité s’ancre à un endroit qui ne sera pas contestable. Un endroit où je suis sûre que ce que je dis est vrai, et que je peux parler sans qu’un adulte d’hier ou d’aujourd’hui ne vienne nier mon discours. Au Sénat et à l’Assemblée nationale, je sais ce que je fais. Et je me bats pour des raisons qui ne sont absolument pas négociables. Cela me donne le sentiment d’être à un endroit qui n’est pas la place que m’a donnée un homme ou la société. Même si, rendez-vous compte, on m’a demandé plusieurs fois qui écrivait mes discours.

Aujourd’hui, je ne me pose jamais la question d’où je vais parler : je parle, c’est tout.

J’ai passé ma vie à avoir des complexes d’infériorité. À hésiter à parler, à agir, à faire un film. Aujourd’hui, je ne me pose jamais la question d’où je vais parler : je parle, c’est tout. Et je peux le faire partout, même à la Maison Blanche ! Je sais que ma vérité est imparable. Et je pense que les politiques entendent cela. Ils entendent un truc qui vient de loin. Les mots d’une personne qui a préparé son discours depuis qu’elle a 14 ans.

Judith Godrèche VSS violences sexistes sexuelles
Avec les personnes témoignant pour Politis, le 3 mai 2024, à Paris, au Petit bain. (Photo : Maxime Sirvins.)

À la Maison Blanche, ou à l’Élysée ? Avez-vous finalement été reçue par Emmanuel Macron ou par son gouvernement ?

Emmanuel Macron ne m’a pas invitée à sa table, pas plus que la ministre de la Culture, Rachida Dati. Le jour où j’ai été à l’Assemblée nationale pour assister au vote pour la création de la commission d’enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma, la mode et l’audiovisuel, j’ai appris que Rachida Dati était conviée pour tout autre chose, juste après le scrutin. J’ai été particulièrement surprise que la ministre ne soit pas dans l’Hémicycle, avec nous et avec les élu·es. C’est étonnant. Symboliquement, je pense qu’il aurait été justifié qu’elle soit là. C’est une enquête parlementaire qui va se tenir sur un pan très large de ses prérogatives.

À la suite de notre appel à témoignages, beaucoup de personnes nous ont expliqué qu’elles avaient essayé de parler dans leur cercle intime ou de dire les violences sans être comprises ou sans être crues. Dans quelle mesure avez-vous été confrontée à ce même déni ? Comment percevez-vous a posteriori la signification de votre roman, Point de côté ?

Je n’ai analysé le silence à propos de Point de côté que récemment. Je n’y ai jamais pensé avant. Mais, finalement, cette tentative n’était pas réellement consciente non plus. C’était une tentative justement, un geste qui s’inscrivait dans la réalité et qui demandait déjà un certain courage de ma part.

Comment votre combat et celui d’Édouard Durand peuvent-ils converger ?

J’aimerais qu’il crée quelque chose et je l’aide comme je peux. Comme j’ai vécu ces onze dernières années aux États-Unis, dans un système capitaliste sans sécurité sociale, sans école publique, je vois l’aide que l’on peut apporter dans ce prisme-là. Mais là-bas, il y a aussi l’idée d’aider sa communauté, de se débrouiller pour que la personne que l’on connaît puisse bénéficier de tel ou tel service, puisque l’on ne peut pas compter sur l’aide de l’État. Édouard Durand, lui, veut que les 82 préconisations de l’ancienne Ciivise [Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles, N.D.L.R.] soient inscrites dans les politiques publiques. Si cela ne se passe pas comme ça, mon instinct me dirait de s’organiser autrement, et donc potentiellement de créer une fondation, comme il en existe beaucoup aux États-Unis. Une structure qui puisse proposer de l’accompagnement psychologique, de l’aide juridique, des rencontres, etc.

J’ai l’impression de représenter une bombe à retardement pour cette petite société-là.

Comment Moi aussi a-t-il bousculé votre manière de faire du cinéma ?

Pendant le court-métrage, l’idée principale était d’éviter le plus possible de demander aux personnes de s’adapter contre leur volonté. C’est précisément l’inverse de ce que l’on voit habituellement sur les tournages. Là, il y avait du respect, de l’écoute, une organisation claire, une transparence du cadre général et du cadre de la caméra. Le Collectif féministe contre le viol était présent, tout comme une psychologue. On pourrait dire que ce dispositif est utopique, qu’il n’est pas faisable pour un projet plus grand. Je ne le pense pas. Je pense que le refuser, c’est une manière de faire perdurer ce résidu tenace de l’aristocratie dans les tournages, où la hiérarchie entre les individus instruit le rapport aux autres, et où ces rapports de domination peuvent détruire l’autre.

Sur le même sujet : « J’ai envie de changer de métier après chaque film »

Votre propos, politique, va-t-il vous fermer des portes pour des projets à l’avenir ?

L’avenir, c’est déjà le présent et je n’accède plus à aucun projet en tant qu’actrice. Cela va durer un moment. Entre les acteurs qui ne veulent pas travailler avec moi parce qu’ils se pensent en danger et les producteurs qui se disent que je vais renverser la table, j’ai l’impression de représenter une bombe à retardement pour cette petite société-là. Quelqu’un m’a dit que j’étais « radioactive ». Tout un programme ! Dorénavant, c’est à moi de choisir mes équipes. Et de réaliser des films.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Grève du 1er octobre : une mobilisation « pour imposer un rapport de force »
Luttes 2 octobre 2024 abonné·es

Grève du 1er octobre : une mobilisation « pour imposer un rapport de force »

À l’appel de trois organisations syndicales (CGT, Solidaires, FSU), plus de 180 cortèges ont défilé dans toute la France mardi 1er octobre, jour du discours de politique générale prononcé par Michel Barnier. 170 000 personnes ont défilé selon la CGT.
Par Thomas Lefèvre
Enzo Traverso : « Le concept de génocide à Gaza apparaît clairement justifié »
Entretien 2 octobre 2024 abonné·es

Enzo Traverso : « Le concept de génocide à Gaza apparaît clairement justifié »

Auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le nazisme, l’antisémitisme ou « la guerre civile européenne de 1914 à 1945 », l’historien s’interroge dans son nouvel essai sur la signification – et les supposées justifications – de la violence israélienne contre Gaza et les Palestiniens aujourd’hui.
Par Olivier Doubre
Deux salariées obligées de retirer leur voile : les conséquences de l’islamophobe loi « séparatisme »
Discriminations 1 octobre 2024 abonné·es

Deux salariées obligées de retirer leur voile : les conséquences de l’islamophobe loi « séparatisme »

À Nancy, deux employées d’une association de réinsertion se sont vu demander de retirer leur voile sous peine de licenciement. Des salariés, eux, se mobilisent et un rassemblement est prévu ce 2 octobre.
Par Pierre Jequier-Zalc
Fraude sociale : un rapport bat en brèche des années de discours stigmatisants
Social 26 septembre 2024 libéré

Fraude sociale : un rapport bat en brèche des années de discours stigmatisants

Le Haut conseil du financement de la protection sociale (HCFIPS) a publié son rapport sur la fraude sociale. Ses nombreuses conclusions mettent à mal le mythe des assurés profiteurs du système et la culture du « tout-contrôle ».
Par Pierre Jequier-Zalc