À Nanterre, une longue nuit de colère
De la marche blanche en hommage à Nahel à une journée de révolte, Nanterre (Hauts-de-Seine) a, de nouveau, été l’épicentre d’une colère qui continue d’émerger partout sur le territoire où près de 900 personnes ont été interpellées. Récit.
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« Emmanuel Macron ne comprend rien aux banlieues » En Macronie, surdité et répression « Ils veulent des boucs émissaires » : à Nanterre, une justice expéditive La police face aux révoltes des banlieues : continuités et échecs du maintien de l’ordreLa main posée sur le cœur, le bras saluant au loin, les yeux mouillés d’émotion. Debout sur un camion blanc ralenti par la foule, la mère de Nahel aimerait remercier chaque personne venue à la marche blanche qu’elle a appelée de ses vœux la veille. Mais c’est impossible. Des gens venus lui donner leur soutien, il y en a des milliers. Parfois, entre tous ces visages qui l’observent, elle arrive à croiser le regard d’une connaissance du quartier.
« Merci, merci d’être là », lui murmure-t-elle sous des slogans de colère qui éclatent et rebondissent par ricochets. « La police tue ! », « Pas de justice, pas de paix ! ». Sur l’avenue Pablo Picasso, du nom de la cité des Hauts-de-Seine où vivait ce jeune de 17 ans tué à bout portant par un policier, mardi 27 juin, l’hommage ne peut pas se rendre dans le calme et le silence. Il gronde dans la révolte. Il jaillit de partout. C’est ce bruit sourd qui tonne quand des manifestants tapent sur les palissades d’un chantier.
C’est ce poids plombant dans l’air. « On peut pas rester calme », glisse une jeune maman à son compagnon qui compte du regard les carcasses pâles des voitures calcinées. Main autour de la bouche pour crier encore plus fort, elle scande après l’intervention d’Assa Traoré : « On n’oublie pas, on ne pardonne pas ». « Heureusement qu’il y a eu une vidéo. Sinon, le nom de Nahel n’aurait même pas été connu. Et là, il y aurait personne », lâche un voisin depuis le hall de son immeuble. Une vidéo qui, à coup sûr, elle aussi, ne sera jamais oubliée.
Pendant un peu moins de deux heures, le cortège marche au rythme du fourgon où sont assises plusieurs femmes arborant un t-shirt floqué « Justice pour Nahel ». Des médiateurs de la ville entourent le véhicule pour lui dégager péniblement la voie. Plus loin, plusieurs motos vrombissent comme un orchestre saturé. On aperçoit derrière elles des policiers qui se figent dans une rue perpendiculaire. La préfecture de police est à quelques dizaines de mètres. L’immense tour du bâtiment surplombe la place Nelson-Mandela, où l’on peut plus facilement respirer. Certains en profitent pour s’asseoir sur les marches qui dominent l’esplanade.
Alors que des milliers de personnes noircissent le bitume immaculé, des jeunes accourent vers l’enceinte protégée par les forces de l’ordre. La mère de Nahel les suit du regard. « Pour mon fils, continuez à marcher, dans le calme s’il vous-plaît », demande-t-elle. « Pour mon fils », elle le répétera cinq fois avant que sa voix ne s’étrangle. « Elle a raison, faut pas que ça dégénère, pas maintenant », commente une ancienne. Pendant quelques minutes, on croirait au début d’un affrontement. Et puis rien. « Quelques insultes, seulement », décrit-on à côté.
À Nanterre, « on rends les coups »
Quand soudain, une pluie de grenades lacrymogène s’abat sur la place. La foule paniquée court en zigzag. Chacun essaie d’échapper à la fumée. Mais il y a trop de monde. C’est l’incompréhension. « Pourquoi ils font ça ? », hurle un jeune qui peine à garder les yeux ouverts. « Les petits devant, ils ont pris extrêmement cher », rapporte un homme au visage couvert de lait, éphémère remède à la douleur des lacrymogènes. Chacun espère que la première salve sera la dernière. Le temps de reprendre son souffle. Mais les grenades continuent de claquer sur le sol.
Si le camion où se tient la mère de Nahel continue d’avancer lentement sous les nuages de fumée, la journée bascule. Les magasins encore ouverts commencent à fermer. Des employés d’un supermarché donnent des bouteilles d’eau malgré le rideau de fer à moitié baissé. Les face-à-face commencent, pour l’instant à l’arrière du cortège. Mais la police semble déterminée à vider l’endroit. L’objectif peu à peu se dessine : les heurts doivent être circonscrits à la cité. La Défense doit rester indemne. Son centre d’affaire, ses boutiques. Son symbole.
Entre les deux quartiers, le contraste est saisissant. Si d’un côté, les jets de projectiles se mêlent aux grenades de désencerclement, de l’autre, une longue file d’attente se créé devant la Défense Arena. Au programme : un concert du groupe pop, Maroon 5. Des touristes américains venus pour l’occasion s’étonnent de voir un premier puis un second camion de CRS rouler au pas. « Faites de la place, allez », ordonne un gaillard casqué devant le véhicule blanc.
Quelques minutes plus tôt, alors que les spectateurs ne s’étaient pas encore amassés devant les portes du stade, des manifestants avaient rassemblé les barrières devant filtrer les spectateurs pour faire office de barricade. Les façades sur lesquelles il faut laisser son empreinte sont précieuses, malgré la précipitation. Alors que deux jeunes tapent sur les vitres d’un restaurant fermé, un autre plus âgé conseille : « Non les gars, cassez pas ça, ça sert à rien ». Ils repartent.
La tension s’évapore pour réapparaître plus loin, là où les lacrymogènes ne sont pas encore tombés. Toujours plus proches de la cité. Comme un retour forcé dans ce quartier coincé dans ce paradoxe : un territoire dont les habitants sont fiers, mais d’où les destins ne s’échappent jamais vraiment. Entre-temps, la Défense Arena a retrouvé son public. Les milliers de spectateurs continuent de remplir les lieux. CRS et manifestants convergent vers « les Pablos ». Jusqu’au bout de la nuit, la cité va se transformer en citadelle.
Ça devait péter un jour ou l’autre. C’est normal qu’ils craquent.
Pendant de longues heures, le parc André-Malraux se mue en théâtre d’affrontements. Le prénom de Nahel se fait entendre à droite à gauche, à coups de slogans hurlés avant que la police, en qui plus personne ici n’a confiance, ne soit visée à nouveau. Dans la foule éparse, un jeune demande une bouteille d’eau pour éteindre un feu qui démarre dans les bosquets. « J’habite à côté, faut pas brûler la pelouse », explique-t-il un peu timidement, avant de lancer quelques gouttes au sol. La colère s’attaque à des emblèmes, avec toute sa limpidité et ses paradoxes.
Là les slogans de résistance d’une population discriminée qui recouvrent chaque façade de l’esplanade Charles-de-Gaulle, aux orées du parc. « On rend les coups », est-il inscrit sur l’une d’entre elles. Ici, ce manège qui flambe sous le regard et les regrets de Laurent*. « C’est pour les gamins, ce manège. J’emmène ma nièce et mon neveu ici. Ils vont mettre des mois, peut-être des années à le refaire », déplore-t-il, un peu à l’écart. « Venez l’été ici. C’est blindé. Pour beaucoup c’est la seule attraction ». Mais le ras-le-bol est trop fort du côté des jeunes. Et il le comprend.
« Ça devait péter un jour ou l’autre. C’est normal qu’ils craquent. Ils sont jeunes. Ils en ont marre. La mort du petit, c’est la goutte d’eau », décrit l’ancien de Clichy-Montfermeil pour qui les événements de cette semaine résonnent avec 2005. « Mais ici, à Nanterre, je n’ai jamais vu ça. » Son fils de 17 ans est rentré. « Il a fait la marche et je lui ai dit de repartir à la maison », dit-il devant d’autres, du même âge ou bien plus jeunes, qui vont et viennent à mesure que les CRS progressent, impassiblement.
19 heures. Après bientôt trois heures ininterrompues d’échauffourées, la tension redescend sporadiquement. Quelques affrontements ont encore lieu dans le parc André-Malraux où gît désormais la carcasse fumante du manège. De jets de pierre, les forces de l’ordre rétorquent par des gaz lacrymogènes. Derrière ces points de tension, au cœur de la cité Pablo-Picasso, c’est le calme qui règne. Devant le groupe scolaire du même nom, cinq médiateurs de la ville, facilement identifiables par leur tee-shirt rouge, préviennent : « ce soir vous ne touchez pas à l’école. Ça ne servira à rien ».
Plus loin, en bas de la plus grande tour, plusieurs petits groupes d’amis se forment. Rayan, 17 ans, téléphone à sa maman : « promis je vais rentrer vite. Non, je ne reste pas ce soir », tente-t-il de la rassurer. Tout au long de la journée, nous avons croisé des parents inquiets. Pour leurs enfants, pour leur quartier. Tous ont entendu les chiffres du nombre de policiers mobilisés. Tous voient que la colère, immense, ne redescend pas d’un iota.
« Quand c’est les blanches, ce n’est pas la même chose »
Retour dans le parc André-Malraux. Les affrontements ont cessé et se concentrent désormais plus loin, sur l’Esplanade Charles-de-Gaulle, transformée en champ de projectiles où se côtoient pavés, et cadavres de grenades policières à foison. Au bout, la situation est étrange. Forces de l’ordre et habitants se côtoient dans une animosité réciproque. La CRS 8, unité connue pour sa spécialisation dans les violences urbaines, a du mal à garder son calme. Plusieurs jeunes femmes leur font face, presque tête à tête. Les « Justice pour Nahel » fusent. Des noms d’oiseau sont lancés.
Deux femmes en train de faire un footing traversent sans difficulté la ligne de police, jusque-là imperméable. « Ah quand c’est des blanches ce n’est pas la même chose », raille Houria, la petite vingtaine, sous l’hilarité générale. Elle n’hésite pas à les défier. « Vas-y, tire, vas-y », lance-t-elle au policier qui braque un LBD sur le groupe, à ce moment pacifique, d’une vingtaine de personnes. Son amie la tire par le bras, « arrête. Ne rigole pas avec ça, t’as vu ce qu’ils ont fait à Nahel ».
Une cinquantaine de mètres plus loin la tension reprend. Une agence du Crédit Mutuel vient d’être ravagée. Un départ de feu prend dans la banque éventrée. Vite, celui-ci devient hors de contrôle, menaçant les habitations au-dessus. S’ensuit une dizaine de minutes de chaos total où se mélangent affrontements, volonté, de part et d’autre, d’éteindre l’incendie, et interpellations de la BAC du 92 qui n’hésite pas à aller au contact des insurgés. L’odeur âcre de la fumée noire se mélange à un nuage épais de gaz lacrymogènes. L’air est irrespirable.
Des cris émanent de la foule. « Vite, les pompiers ! » « Il reste des personnes dans l’immeuble », assure, inquiète, Sabrina, 19 ans. « C’est nous qui habitons ici, je ne comprends pas pourquoi on brûle ça. Ce sont nos amis, nos frères et sœurs qui vivent là. Il n’y a qu’eux que ça embête ». Un jeune se munit d’un extincteur et rentre, seul, dans l’agence bancaire. Rien n’y fait. Deux médiateurs de la ville essaient de calmer la tension palpable. « Il y a des gens dedans, c’est ça la priorité. Arrêtez tout ! », intiment-ils aux quelques jeunes qui affrontent encore les forces de l’ordre.
C’est nous qui habitons ici, je ne comprends pas pourquoi on brûle ça.
Enfin, les pompiers arrivent, sous les hourras de la foule, de plus en plus inquiète par la tournure des événements. L’immeuble est évacué. Le feu, enfin maîtrisé à grands coups de lance incendie. La brigade de recherche et d’intervention (BRI), élite de la police d’intervention, plus habituée au grand banditisme et au contre-terrorisme, est déployée devant l’agence. Les armes dans leur main, fusils à pompe et mitrailleuses, sidèrent et interpellent. Le feu, éteint, il ne reste pas grand-chose de l’agence bancaire. À droite de la devanture, trône une plaque où est retranscrit l’appel du 18 juin du général de Gaulle. En dessous, un graffiti, simple : « 27. 06. 2023 ». Le jour où Nahel a été tué. « Notre patrie est en péril de mort. Luttons tous pour la sauver. »
Il est 21 heures passé. L’esplanade Charles-de-Gaulle est vide. Le parc André Malraux aussi. La BRI se replie sous les yeux écarquillés de certains habitants. « Il y a une suspicion de présence d’armes à feu, c’est pour cela qu’ils sont déployés », assure un policier. « Ils ont ramené la BRI, carrément. Demain ça sera l’armée », nous confie, sur son scooter, Younès. « Cette montée en épingle vous inquiète-t-elle ? », interrogeons-nous. « Non, pas du tout. Si l’armée arrive avec leurs armes, on changera les nôtres. On n’a rien, donc on n’a rien à perdre. On est prêt à tout », affirme-t-il avec une assurance et une détermination dont on ne sait si elle est réelle ou exagérée pour nous impressionner.
Il fait demi-tour et retourne s’enfoncer dans la cité Pablo-Picasso. Dedans, les journalistes avec appareil photo et caméra ne sont plus les bienvenus. Pourtant, l’ambiance est calme. C’est « la pause dîner ». Un jeune homme sort d’un fast-food de la rue avec cinq cartons de pizza qu’il distribue à ses amis. Le mot à tourné. « On reprend à 23 heures ».
Grenades, hélicoptères et carcasses
23 h 00. Les révoltés sont ponctuels. Alors que la Défense Arena, à quelques mètres de là, se vide des dizaines de milliers de personnes venues assister au concert de Maroon 5, les premières barricades se mettent en place. La cité Pablo-Picasso devient un fort. Quelques personnes essaient encore de fuir avec leur voiture avant qu’il ne soit trop tard. « Moi je l’ai mise à l’abri depuis hier midi », rigole un passant, casque de moto sur la tête, « même si on est du quartier, il n’y a plus de tri pour savoir qui est à qui, la colère est trop grande ». Une phrase qui sonne comme prémonitoire.
Pendant les heures qui suivent, les affrontements avec les forces de l’ordre sont d’une rare violence. Les dizaines de tirs de mortiers répondent aux centaines de palets de lacrymogènes. Dans la cité, l’air est saturé. Les grenades assourdissantes et les énormes pétards résonnent entre les tours, faisant vibrer chaque parcelle de son corps. À tout cela, il faut ajouter le bruit des hélicoptères de la police, éclairant vivement le dédale de la cité. Puis le blindé de la BRI qui, mètre après mètre, dégage les carcasses de voiture encore en flamme.
La stratégie policière semble rapidement claire : contenir les insurgés dans leur quartier. Autrement dit, « cassez chez vous, mais restez chez vous ». Et c’est toute l’ambiguïté de la soirée. Comme cette scène où un père de famille descend en marcel/short de sa tour pour courir vers les jeunes habillés de noir. « Non, pas le collège. S’il vous plaît, pas le collège. » Ou, un peu plus loin, cette dizaine d’adultes qui gardent, inquiets, le parking de leur tour, où les voitures garées en bataille, se touchent presque. « Si vous en brûlez une, tout va prendre. On en a besoin pour aller travailler », explique à un jeune, Dimitri, 40 ans. « Travailler, vous ne pensez qu’à ça. Nous, on ne veut pas de ce monde. On ne veut pas de cet État », lui rétorque le jeune.
Nous, on ne veut pas de ce monde. On ne veut pas de cet État.
La stratégie policière fonctionne. Si les affrontements sont violents, ils se cantonnent quasiment exclusivement au sein de la cité Pablo-Picasso où plus une voiture ne demeure en état de marche. Casser chez soi quitte à avoir un quartier avec encore moins d’infrastructures pour les mois et les années à venir ? Casser chez soi parce qu’il n’y a qu’ici qu’on se sent chez soi ? Casser chez soi parce que c’est la vie dans cette cité qu’on dénonce ? Autant de questionnements qui, tout au long de la journée, ont tiraillé révoltés, habitants et médiateurs. Comme celui-ci qui regarde, les yeux écarquillés l’avenue Pablo-Picasso où les voitures enflammées explosent toutes les cinq minutes. « Comment cela finira-t-il ? »
À une centaine de mètres de la cité, se dressent pourtant les immenses tours de la Défense, temple de la finance française. Mais les jeunes ne semblent pas oser se risquer à ce terrain qu’ils semblent ignorer. La Société Générale, dernier bâtiment de La Défense avant la cité Pablo-Picasso, est tout de même légèrement dégradée. Mais ça ne va pas plus loin. Cette nuit, la frontière physique et symbolique n’est pas dépassée. Jusqu’à quand ?
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