VSS : la voie étroite de la justice internationale

Les femmes subissent des violences sexuelles massives lors des guerres et des migrations, mais le système pénal est peu réparateur.

Patrick Piro  • 16 mai 2024 abonné·es
VSS : la voie étroite de la justice internationale
Une adolescente de 15 ans, enceinte après avoir été violée par des rebelles dans le nord-ouest de la République centrafricaine, dans un centre d’aide aux victimes à Paoua.
© Barbara DEBOUT / AFP

« Les femmes migrantes doivent intégrer le viol comme un élément du voyage. » C’est une terrible conclusion qu’assène dans une tribune Smaïn Laacher, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. « Il n’existe, nulle part au monde, de trajet sûr pour les femmes qui s’exilent. Accompagnées ou non […]. Les témoignages abondent quand les femmes accèdent à la parole. » Du viol « gratuit » à des actes sexuels exigés contre un transport, de la nourriture ou une protection, la grande précarité des femmes et des jeunes filles sur la route de l’exil en fait des proies toutes désignées.

Les données sont partielles, parfois extrapolées, généralement sous-estimées, tant il est délicat, souvent, de recueillir les récits d’exactions aussi traumatisantes : l’intérêt spontané des « survivantes » (terme régulièrement utilisé par les ONG pour donner la mesure de leurs épreuves) n’est généralement pas de s’exposer, car elles redoutent des représailles ou d’être rejetées par leur communauté si « ça » se sait.

Zone grise du droit international

Selon la Banque mondiale, plus de 40 % des femmes qui migrent de l’Amérique centrale vers les États-Unis ont été victimes en route de violences physiques, sexuelles ou psychologiques. Le Centre Primo-Levi, engagé en faveur des victimes de la torture et de la violence politique exilées en France, révélait que la « quasi-totalité » des 213 femmes qu’il a accompagnées en 2021 ont subi des violences sexuelles, « soit dans leur pays d’origine, soit sur le chemin de l’exil ». Au sein de certains groupes, l’ONG Women’s Refugee Commission (WRC) identifiait une proportion effarante de 90 % de femmes et de jeunes filles ayant subi des violences sexuelles lors de leur exil entre la Méditerranée centrale et l’Italie en 2019, particulièrement lors de l’étape libyenne. Phénomène plus discret : les hommes aussi en sont victimes, souligne la WRC.

Il n’existe, nulle part au monde, de trajet sûr pour les femmes qui s’exilent.

S. Laacher

Ces violences ont longtemps été invisibilisées faute d’études et d’attention. Mais la présence croissante des femmes dans les flux migratoires depuis une vingtaine d’années a imposé une prise de conscience du phénomène. Aujourd’hui, elles constituent la moitié des contingents en migration et prennent bien plus souvent la route sans « chaperon » masculin, plus autonomes quand elles veulent changer de vie – pour cause de trop grande pauvreté, de violences domestiques, etc.

Juriste en droit international, spécialisée dans les crimes de guerre, Céline Bardet examine les chiffres avec prudence. « Certaines études locales sont peu fiables, et il n’en existe aucune à l’échelle mondiale », assure-t-elle. Plutôt que de sortir des chiffres, l’ONG qu’elle a fondée, We are not Weapons of War (Nous ne sommes pas des armes de guerre – WWoW), tente de comprendre « qui est visé, qui viole, dans quel contexte, avec quels enjeux dans l’utilisation de ces violences ». Systématisées lors des conflits, moteur important des exils, lesdites violences sont longtemps restées dans une zone grise de la justice internationale.

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Les deux tribunaux pénaux internationaux créés pour juger les crimes commis en ex-Yougoslavie (TPIY, 1993) ainsi qu’au Rwanda (TPIR, 1994) ont œuvré de façon déterminante pour faire reconnaître le viol en temps de guerre comme « crime contre l’humanité » et même constitutif d’un acte de génocide (procès du Rwandais Akayesu). La Cour pénale internationale leur a depuis emboîté le pas.

Cependant, il a fallu attendre 2019 pour que l’ONU adopte une résolution (limitée) visant à combattre le « viol comme arme de guerre », une qualification introduite dans le droit international pour le distinguer du viol « classique », quand il est pratiqué comme moyen tactique pour humilier, voire anéantir une population (Rwanda, Bosnie, RDC, Libye, Syrie, Ukraine, etc.). « Une avancée, mais modeste, car elle n’a pas de portée juridique en l’état, tempère Nolwenn Le Martelot, étudiante en master de droit international – humanitaire et pénal. Pour cela, il faudrait par exemple une convention qui en interdise l’usage, à l’instar des armes chimiques ou biologiques. »

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Quant aux victimes, elles sont d’abord orientées vers les tribunaux nationaux. Mais avec quel succès ? Le cas d’une Ukrainienne violée par des soldats russes, deux semaines après l’invasion russe de 2022, est révélateur de certains travers. Dans le but de confondre Moscou sans s’en remettre au long processus de la justice internationale, les autorités ukrainiennes ont organisé un procès en toute hâte en juin 2022. Dès l’ouverture, les noms de la femme et de son village y ont été exposés, par « maladresse ». « Ça a stoppé tous les procès pour violences sexuelles en Ukraine : les victimes ne veulent plus collaborer avec les institutions judiciaires », déplore Céline Bardet.

D’abord aider et sécuriser les victimes

En cas de conflit, les systèmes judiciaires se montrent fréquemment défaillants ou trop peu empressés. La justice pénale internationale constitue alors le dernier ressort pour les victimes. « Mais, pendant longtemps, les enquêteurs ne posaient pas de question sur les violences sexuelles, ce n’était pas une priorité, rappelle Céline Bardet. Aujourd’hui, ils sont mieux formés, mais il reste que les victimes ne sont pas souvent enclines à parler de ce qu’elles ont subi. Et pour les femmes, bien souvent, la préoccupation principale, c’est la survie. » En particulier quand elles sont originaires de régions pauvres et minées par des problèmes de sécurité, comme l’Afrique des Grands Lacs ou le Soudan. « Elles demandent d’abord à être aidées, parce qu’elles ont été exclues de leur famille, qu’elles n’ont plus de travail ni de maison. La demande de justice judiciaire vient éventuellement ensuite. »

Pour les femmes, bien souvent, la préoccupation principale, c’est la survie.

C. Bardet

Si les jugements des tribunaux pénaux internationaux peuvent faire avancer le droit, l’intérêt d’y recourir, pour les victimes de violences sexuelles, n’a rien d’évident. « Il leur faudra être crues, espérer que les auteurs du crime soient identifiés, subir les sollicitations de l’enquête et l’exposition d’une salle d’audience, pour un procès qui n’interviendra souvent qu’au bout de plusieurs années, poursuit la juriste. C’est traumatisant, d’autant que les crimes internationaux sont caractérisés par un très fort taux d’impunité, ne serait-ce que par la difficulté d’identifier les auteurs. »

ZOOM : « Face à leurs réactions, je me suis rétractée en pensant avoir un peu inventé »

Halimata Ixa Graille, 47 ans 

À 19 ans, après avoir vu un reportage sur la pédophilie, des souvenirs d’attouchements commis par mon père adoptif me sont revenus. J’en ai parlé notamment à mes sœurs. Face à leurs réactions hostiles, je me suis rétractée en pensant avoir un peu inventé ou cherché de l’attention. Pendant longtemps, je ne me suis plus sentie capable de parler. J’avais grandi dans un climat incestuel (bisous sur la bouche, hypersexualisation, porte de la salle de bains tout le temps ouverte), mais n’avais pas vécu de viol.

Je me suis tue. Mais mon cerveau et mon corps ont gardé en mémoire ce que j’avais subi. Tentatives de suicide, dépression… J’allais en hôpital psychiatrique et mon père en profitait pour dire que j’étais instable et me décrédibiliser. Je suis passée pour une menteuse pendant vingt-cinq ans.

Grâce à Camille Kouchner, j’ai compris que ma première parole avait bousculé toutes les vérités de mes deux sœurs. L’une d’elles, attouchée elle aussi, avait eu une amnésie totale qui s’est levée il y a trois ou quatre ans quand je lui ai montré une lettre que j’avais rédigée à l’attention de mon père, expliquant pourquoi je ne voulais plus lui parler. Vingt-cinq ans après la levée de mon amnésie, mes sœurs m’ont dit : « Je te crois. » Des mots salutaires, même s’ils ne réparent pas tout.

Quand les règles de prescription ont changé, j’ai pu être entendue à la brigade des mineurs. On m’a dit qu’il n’y aurait pas de procès. Mais ils ont pris mon témoignage au casoù il y aurait d’autres victimes. Pour moi, être entendue, c’était une reconnaissance de ce que j’avais vécu. Il y a quelques mois, j’ai appris que mon père avait été mis en examen.

L’association WWoW appelle à des innovations fortes du système judiciaire international en matière de violences sexuelles. En particulier, au-delà de la collecte de chiffres sur les violences, il serait essentiel d’effectuer un travail immédiat de documentation pour comprendre ce qu’il s’est passé, « pour les victimes, pour l’information et l’histoire, contre les allégations fausses ». Et laisser son temps à la justice, « qui a besoin de sérénité – quand elle peut s’exercer ».

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Par ailleurs, Céline Bardet constate que le désir de condamnation généralement exprimé dans la société ne correspond pas forcément aux attentes des victimes. « En termes de ‘réparation’, il me paraît plus important de constituer un écosystème qui leur offre un espace sécurisé pour parler, où leur parole sera étayée afin d’établir des faits. » Elle garde en mémoire le premier procès pour viol comme crime de guerre organisé en Bosnie, qu’elle a conduit en 2009. Après avoir convaincu à grand-peine Cvijeta d’y témoigner, elle redoutait sa réaction au prononcé de la condamnation des auteurs, bien légère. « Au lieu de ça, elle est sortie en disant : ‘Les juges m’ont crue !’ Ça m’a bouleversée. Elle en a été métamorphosée, au point qu’elle a pu reprendre sa vie. »

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