« Exclure la Confédération paysanne est inconcevable »

Le 24 mai, Laurence Marandola a été élue porte-parole nationale de la Confédération paysanne. Après Nicolas Girod, la paysanne de l’Ariège, éleveuse de lamas, devient donc la nouvelle figure du syndicat, principale force d’opposition au modèle agricole dominant défendu par la FNSEA.

Vanina Delmas  et  Rose-Amélie Bécel  • 5 juillet 2023 libéré
« Exclure la Confédération paysanne est inconcevable »
"La FNSEA a participé à la construction d’un récit faisant des militants écologistes les ennemis."
© Maxime Sirvins

En 1990, après ses études en agronomie, Laurence Marandola part en Bolivie pour un stage de six mois. Elle y restera finalement seize ans. À son retour en France en 2006, elle s’installe en Ariège, où elle élève des lamas et cultive des pommes, des plantes médicinales et des herbes aromatiques. Elle entre au comité national de la Confédération paysanne en 2017. Elle est en élue porte-parole nationale le 24 mai 2023 et devient la première femme à exercer seule cette responsabilité.

Vous n’êtes pas directement issue du monde agricole. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous engager dans les luttes paysannes ?

Même si mes parents n’étaient pas agriculteurs, je suis issue du monde rural. Lorsque j’étais lycéenne, j’ai été bouleversée par l’impuissance et les difficultés des paysans à l’annonce de la réforme de la politique agricole commune de 1992. J’ai compris à ce moment que des politiques qui me semblaient lointaines pouvaient affecter de façon très concrète la vie des paysans. Mes années passées en Bolivie ont aussi été un déclencheur. J’ai eu la chance de travailler longtemps dans des communautés indigènes en montagne et de voir qu’elles étaient aussi touchées de plein fouet par l’application du néolibéralisme, avec des conséquences d’une extrême violence. Une de mes premières missions a été de m’investir pour rendre visible la cohérence et l’efficacité des pratiques paysannes. En Bolivie comme en France, il y a ce mythe que les nouvelles technologies incarnent le futur de l’agriculture et que le modèle paysan est has been, alors qu’il est au contraire facteur de progrès, porteur d’un combat pour la justice sociale et environnementale.

À votre retour en France, comment s’est construit votre parcours au sein de la Confédération paysanne ?

Quand je suis arrivée en Ariège, l’idée n’était pas forcément de m’installer comme paysanne. Je suis originaire de Haute-Savoie, pas des Pyrénées. Nous n’avions ni foncier ni capital. Mais de fil en aiguille, s’installer est devenu une évidence. L’élevage de lamas s’est imposé, par notre histoire avec l’Amérique du Sud, et parce que c’était l’une des rares espèces capables de débroussailler nos terres. Après la production de laine, nous avons greffé d’autres ateliers à notre ferme : la culture et la vente de plantes aromatiques et médicinales, de jus de pomme. La Confédération paysanne et l’Association pour le développement de l’emploi agricole et rural m’ont accompagnée pour mon installation. J’ai donc adhéré au syndicat, je me suis impliquée dans le comité départemental local et rapidement au niveau national, jusqu’à devenir secrétaire générale dans l’Ariège, co-tête de liste aux élections professionnelles dans le département, puis membre du comité national.

Élire une femme seule comme porte-parole, c’est un geste fort.

Après Brigitte Allain, qui partageait cette fonction avec José Bové, vous êtes la première femme à assumer seule le rôle de porte-parole nationale. Quels combats reste-t-il à mener pour garantir les droits des paysannes en France ?

Élire une femme seule comme porte-parole, c’est un geste fort, mais aussi le reflet d’un rajeunissement et d’une féminisation de nos instances. Nous sommes 43 % de femmes au sein du comité national, au-delà de nos statuts qui fixent le minimum de mixité à un tiers. Mais la mobilisation pour la condition des femmes paysannes a débuté dès la création du syndicat. Nous avons, par exemple, réclamé que des groupements agricoles d’exploitation en commun (Gaec) puissent être formés entre conjoints. Avant, il était possible de s’associer entre frères, voire entre parfaits inconnus, mais les femmes d’agriculteurs étaient souvent cantonnées à un sous-statut qui ne leur ouvrait aucun droit. Nous avons aussi lutté pour une égalité dans la durée des congés maternité entre femmes paysannes et salariées. Aujourd’hui, ce droit est acquis, mais il n’est pas pleinement exercé. Seules 59 % des femmes prennent l’ensemble de leurs congés, les autres peinent à trouver des remplaçants ou manquent d’information.

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La Confédération paysanne traverse actuellement une période difficile. Le 28 juin, deux de vos porte-parole ont été convoqués à la gendarmerie, des poursuites judiciaires sont-elles entamées ?

Nicolas Girod, ancien porte-parole national, et Benoît Jaunet, porte-parole dans les Deux-Sèvres, ont été convoqués à la gendarmerie pour participation à l’organisation d’une manifestation illégale à Sainte-Soline. Ils ont été immédiatement placés en garde à vue et relâchés moins de 24 heures après. Ils seront en procès devant le tribunal correctionnel de Niort à partir du 8 septembre. Un autre paysan du syndicat est aussi convoqué. Il était ressorti sans poursuites d’une audition libre à la gendarmerie cet hiver, après avoir participé aux mobilisations du Printemps maraîchin (1) en 2022. Nous sommes extrêmement choqués par cette décision. En tant que syndicat légalement établi et représentatif, nous discutons avec les organes de l’État et organisons aussi des manifestations pour porter nos revendications. En amont de la mobilisation du 25 mars dernier à Sainte-Soline, nous avions déposé une déclaration en préfecture. Mais les mobilisations autour de la question de l’eau dans les Deux-Sèvres sont systématiquement interdites.

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Mobilisation annuelle dans le marais poitevin. En mars 2022, les milliers de personnes qui s’y sont rendues s’opposaient déjà à la construction de mégabassines.

Après la dissolution des Soulèvements de la Terre, réclamée en sous-main par la FNSEA, la Confédération paysanne est désignée comme la future cible de ces attaques. Quelles menaces pèsent concrètement sur le syndicat ?

Au congrès de la FNSEA en mars, Christiane Lambert – à l’époque présidente – avait clairement demandé au ministre de l’Agriculture la dissolution des Soulèvements de la Terre et des sanctions à notre encontre. Je ne sais pas quelle a été son influence directe, mais ce qui est sûr, c’est que la FNSEA a participé à la construction d’un récit faisant des militants écologistes les ennemis. Pendant plusieurs années, elle a alimenté l’idée que les agriculteurs étaient victimes d’agribashing, ce qui a conduit au déploiement du dispositif assez impressionnant de la cellule Déméter et à la construction de toutes pièces de la notion d’écoterrorisme. De notre côté, le combat contre l’agro-industrie n’est pas nouveau. Ce système mène les paysans dans le mur, il conduit à l’endettement d’énormément de paysans, détruit des fermes et des emplois. Avant les années 1990 nous étions plus d’un million ; en 2020, nous étions moins de 400 000. C’est ça, le bilan de l’industrialisation de l’agriculture : on essore les gens, on fait fi de leur rémunération, de leurs droits sociaux, de leurs conditions de travail, au mépris de l’environnement. Dès qu’on apporte de nouvelles propositions sur ces sujets, la FNSEA réagit très violemment.

ZOOM : Quatre dates clés de la Confédération paysanne

1987 : Naissance de la Confédération paysanne, qui devient rapidement le syndicat agricole proposant une alternative au modèle dominant porté par la FNSEA.

1999 : Démontage du McDo de Millau, emblématique des actions de désobéissance civile radicales de la Conf.

2014 : Démontage de la salle de traite de la ferme dite « des mille vaches ».

2019 : Lors des élections professionnelles, elle atteint la barre des 20 %, derrière la FNSEA-JA et la Coordination rurale.

Le récit de cette opposition confronte militants écologistes et agriculteurs. Les luttes écologistes se structurent-elles de façon aussi binaire ?

Cette stigmatisation des écologistes qui ne laisseraient pas les agriculteurs travailler sert ce même discours de soutien à l’agro-industrie. Ce serait extrêmement réducteur d’imaginer que ces combats, menés avec une multitude d’autres organisations, opposent les agriculteurs au reste du monde. L’agriculture que nous défendons est ouverte et inclusive, elle plaide pour que nos concitoyens aient un droit de regard sur leur alimentation et ses conditions de production. Parfois, ce regard nous bouscule. On nous demande de tous nous passer de pesticides au plus vite, alors que ce n’est pas si simple. Je suis moi-même en bio, je sais que ce cheminement doit être accompagné, notamment d’une rémunération plus juste. Face à cette complexité, il est confortable d’opposer les modèles et d’aller systématiquement au clash. Nous, nous défendons le dialogue.

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Les chambres d’agriculture font partie des lieux où se confrontent ces deux visions. Les prochaines élections dans ces instances professionnelles se tiendront début 2025, comment les envisagez-vous ?

L’agro-industrie mène les paysans dans le mur.

Les élections professionnelles de janvier 2025 sont extrêmement importantes. On y élit les représentants des chambres d’agriculture mais aussi des Safer – instances de gestion du foncier agricole –, des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers – où se discutent les projets d’artificialisation des sols. Pour 2025, nous voulons progresser partout, gagner les chambres d’agriculture de certains territoires, être représentés dans d’autres. Mais, aujourd’hui, le mode de scrutin des chambres n’en fait pas un espace de dialogue démocratique. Le syndicat qui remporte les élections obtient la moitié des sièges, le reste est réparti à la proportionnelle, y compris avec le vainqueur. En Ariège, par exemple, la Confédération paysanne a obtenu 39 % des voix lors des dernières élections, mais ne compte que 3 élus sur les 18 membres de syndicats qui siègent à la Chambre.

Malgré une situation quasi hégémonique, la FNSEA est allée jusqu’à demander votre éviction des chambres d’agriculture, après les mobilisations contre les mégabassines…

Ça nous a laissés sans voix. Nous sommes un syndicat représentatif généraliste, nous écarter signifierait que le bulletin de vote ne vaut rien. Nous exclure est illégitime et inconcevable. De la même façon, vous ne m’entendrez jamais dire que la Confédération paysanne veut la dissolution de la FNSEA. Si je suis porte-parole d’un syndicat, c’est que je veux continuer à croire que les syndicats ont un rôle à jouer dans le pays et que tous ont le droit d’être là, y compris la FNSEA.

Laurence Marandola confédération paysanne
« L’agriculture que nous défendons est ouverte et inclusive, elle plaide pour que nos concitoyens aient un droit de regard sur leur alimentation et ses conditions de production. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Au regard de ces échéances électorales, sur quels sujets la Confédération paysanne se mobilise-t-elle ?

Pour résumer, nous sommes aujourd’hui mobilisés face à trois défis. Le partage de l’eau et du foncier, plus généralement de ce qu’on appelle les communs, la meilleure rémunération des agriculteurs et les questions d’installation. Pour ce qui est de l’eau, nous demandons une gestion plus démocratique de la ressource, qui prenne en compte sa disponibilité. Il faut garder l’eau dans le sol le plus longtemps possible, en restaurant les haies, en misant sur la couverture des sols, sur des pratiques comme l’agroforesterie. Ensuite, il faut répartir et prioriser les usages : si on prélève de l’eau, il faut savoir pourquoi. Aujourd’hui, 11 % de l’eau prélevée en France sert à l’irrigation de 7 % de la surface agricole, majoritairement du maïs à destination de l’alimentation animale, de l’export ou encore de la méthanisation ( fabrication de gaz à partir de matière agricole, NDLR). Pour nous, il faut prioriser l’utilisation de l’eau sur des cultures pour l’alimentation humaine.

Au sujet des revenus, les lois de l’ultralibéralisme et les accords de libre-échange empêchent l’accès de tous les paysans à un revenu digne. Tant qu’on mettra les agriculteurs du monde entier en concurrence, on écrasera leur rémunération, leurs droits économiques et sociaux, et on détruira l’environnement. Nous avons découvert avec stupeur que le nouveau ministère de l’Agriculture était aussi celui de la Souveraineté alimentaire. Nous lui avons alors rappelé que, selon la définition de ce terme, actée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture en 1996, il s’agit du droit des peuples et des États à choisir librement leur alimentation et leur agriculture, sans dumping vis-à-vis des pays tiers. La fin de la phrase est importante !

Sur le troisième défi, celui de l’installation, un pacte et une loi sur l’avenir de l’agriculture française sont en préparation. Le texte devrait être voté au Parlement avant fin 2023. Répond-il à vos préoccupations ?

Dans les prochaines années, la moitié des agriculteurs vont partir à la retraite. La question de l’installation des nouvelles générations est donc un enjeu majeur. Nous voulons doubler le nombre de paysans pour arriver à un million à l’horizon 2030. Malheureusement, le gouvernement ne fixe aucun objectif chiffré dans sa loi d’orientation agricole. Pourtant, ce n’est pas grâce aux machines, mais bien grâce à ces hommes et ces femmes que l’on parviendra à une véritable transition. Pour permettre l’installation de nouveaux paysans, il faut freiner la spéculation sur le foncier. Elle fait l’objet de nouveaux appétits avec le développement des méthaniseurs ou de l’agri-voltaïsme (installation de panneaux photovoltaïques dans les champs, NDLR). Nous sommes opposés à ces projets, car ce sont des terres perdues pour installer des jeunes. Et puis, si les agriculteurs se tournent vers la fabrication d’énergie, c’est que leur revenu n’est pas suffisant pour vivre, c’est un aveu d’échec.

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Dans ce calendrier législatif, quelle place se dessine pour l’agriculture biologique ?

Aujourd’hui, le bio représente 10 % de la surface agricole française. Au-delà des chiffres, ce sont beaucoup de producteurs en grande difficulté. Certaines filières, notamment le porc et le lait, sont sinistrées par l’effondrement du marché, dont la logique implacable s’applique aussi au bio. Tous ces systèmes que nous considérons comme intéressants en agriculture paysanne sont moins accompagnés financièrement. Paradoxalement, dans la politique agricole commune de 2023-2027, la France vise 18 % de surface agricole en bio… J’espère que l’objectif sera atteint, mais avec le peu de soutien des politiques actuelles, ce n’est pas gagné. Nous maintenons donc notre travail institutionnel pour obtenir des arbitrages forts ; en parallèle, nous continuons de défendre le modèle d’agriculture paysanne. 

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