Que peut faire l’école pour que le harcèlement n’ait plus cours ?

Pour combattre ces violences et cyberviolences, il faut connaître leurs ressorts et se doter des outils adéquats.

Sigolène Couchot-Siex  • 3 juillet 2023 abonné·es
Que peut faire l’école pour que le harcèlement n’ait plus cours ?
Sensibilisation au harcèlement scolaire dans une classe de primaire à Perpignan, le 22 avril 2022.
© Arnaud Le Vu / Hans Lucas / AFP.

Cet article est issu de notre nouveau hors-série : « Dessine-moi l’école publique ». Un numéro exceptionnel de 52 pages, à découvrir en kiosque et sur notre boutique en ligne !

 « Quand les gens ont screené [fait une capture d’écran], ça a commencé à parler. Tout le monde disait : “Tu as vu la photo ?” Même ceux qui ne l’ont pas vue, ils l’ont vue. » « Ils l’insultaient : “À 12 ans, tu montres ton corps, sale chienne.” “T’es une salope.” » Les témoignages recueillis au cours de mes enquêtes de terrain renferment parfois une réalité choc. Les propos précédents, extraits d’un entretien collectif mené avec une classe de quatrième d’un collège ordinaire, où j’ai enquêté pour mieux comprendre ce phénomène, m’ont particulièrement marquée. Quels faits méritent qu’une toute jeune fille subisse un tel traitement ? Celle-ci a envoyé un nude [photo partiellement dénudée ou suggestive] à son amoureux, qui s’est empressé de le partager avec un ami pour apporter des preuves qu’il savait « gérer sa meuf ». La suite, effroyablement banale, prend la forme d’un revenge porn : après la rupture, l’ex-amoureux publie la photo partagée initialement dans une relation privée. Pourtant, seule la fille subira les violences et cyberviolences des pairs, alors même que le garçon l’a publiée en dehors de tout consentement, ce qui relève d’un délit passible de deux ans d’emprisonnement et d’une peine de 60 000 euros pour les majeurs depuis la loi du 19 octobre 2020.

De la moquerie au crime

Les enquêtes de victimation recueillent des actes de violence, à partir de descriptions précises de faits advenus dans un cadre spatial et temporel délimité, identifiés comme « ce que l’on m’a fait et qui m’a fait du mal ». Les formes du harcèlement et du cyberharcèlement sont multiples. Elles visent soit à contrôler la personne ciblée en la ramenant aux normes sociales attendues, par exemple à propos de la tenue vestimentaire, soit à péjorer la personne ciblée ou à lui nuire. Elles s’inscrivent dans un continuum qui commence par l’humour, les moqueries, les rumeurs, la mise à l’écart, les commentaires déplacés, se poursuit avec le trolling (1) pour la forme digitale, les insultes, l’envoi de sextos (messages à caractères sexuel), d’images ou de vidéos à caractère pornographique avec l’intention de déstabiliser, les incitations à se faire du mal à soi-même ou à se suicider. Ce continuum s’achève par des délits comme les attouchements sexuels, les crimes comme le viol ou les atteintes physiques pouvant entraîner la mort.

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Commenter négativement dans l’intention d’attirer l’attention, d’irriter, de créer une polémique.

La plupart des faits rapportés par les élèves de collège relèvent de micro-victimations : moqueries, insultes à propos du comportement genré, de l’orientation sexuelle, de la couleur de peau, parfois de la religion. Quelques victimes (filles et garçons) multi-harcelées rapportent une expérience préoccupante. Les agresseurs sont plus souvent des garçons, agissant seuls ou en petits groupes, mais les filles agressent également en tête-à-tête ou en groupe mixte. Les adultes n’échappent pas à ce tableau en tenant des propos sexistes, homophobes ou déplacés, moqueurs ou insultants, relevés par les élèves. Ces derniers se retrouvent dans l’un des trois rôles-clés (agresseur / témoin / victime) sans toujours en prendre conscience, passant d’un rôle à l’autre dans les cas de (cyber)violences les plus faibles. Tandis que ce sont des groupes (des meutes sur les réseaux sociaux) qui produisent les situations de violences sévères, dont l’enjeu est la jouissance d’un pouvoir de nuisance sur autrui. Les faits de harcèlement et de cyber-harcèlement sont les deux vecteurs imbriqués d’une violence qui fonctionne à partir des mêmes ressorts : ceux du dénigrement d’autrui pour en tirer profit.

Les agresseurs sont plus souvent des garçons, agissant seuls ou en petits groupes, mais les filles agressent également. 

Les cibles sont les personnes appartenant aux groupes sociaux minorisés au regard de la référence occidentale de l’homme blanc hétérosexuel. Les enjeux relèvent de l’acquisition d’un capital social symbolique, de la recherche d’une popularité apportée par la preuve de contrôle ou de domination d’autrui, favorisant les comportements virilistes qui garantissent une réputation positive parmi les pairs. Les cyberviolences se caractérisent par la possibilité de recours à l’anonymat ou au pseudonymat (rarement utilisés par les adolescents), la dissémination virale intégrée aux pratiques ordinaires, facilitée par les outils de partage conçus par les réseaux sociaux, l’envoi d’un écrit (texte, image, émoji…) hors contexte, provoquant un effet déstabilisant. Un seul message peut être perçu comme terriblement violent. Pourtant, c’est leur accumulation, en provenance d’un ou de plusieurs auteurs, qui caractérise le cyber-harcèlement, aggravé par l’amplification virale, la rapidité des réactions, leur permanence et leur durabilité, les conséquences sur la réalité physique. Les faits conduisent exceptionnellement au suicide quand le flux continu de messages négatifs dans la vie physique et sur les réseaux sociaux ne laisse pas de répit.

Des avancées insuffisantes

Depuis la création de la délégation de lutte contre les violences en 2012, on note des avancées. La prévention des faits de harcèlement scolaire est désormais inscrite dans la loi du 2 mars 2022. Un programme spécifique, visant 400 référents départementaux et académiques pour les niveaux primaire et collège, en cours de déploiement depuis la rentrée 2022, concerne actuellement 86 % des collèges et 60 % des écoles volontaires. Il s’agit du programme pHARe (programme de lutte contre le harcèlement à l’école). Celui-ci repose sur des partis pris : réseau de référents, jeunes ambassadeurs, choix d’une méthode de médiation entre agresseurs et victimes dite de la préoccupation partagée. D’un point de vue systémique, s’appuyer sur ces acteurs est indispensable, mais insuffisant. Si l’empathie fonctionne dans les situations les moins dures, elle résiste mal aux incitations à la haine, aux injonctions des pairs à apporter des preuves de sa virilité, à user des thèses de la domination fournies par Internet dans ses niches complotistes ou masculinistes. Le harcèlement et le cyberharcèlement constituent un phénomène qui procure des situations d’exercice du contrôle et de la domination sur autrui, dont une large part est ignorée des adultes. Ces derniers affrontent une triple difficulté pour repérer ses signaux : le passage par les outils digitalisés l’invisibilise ; les mécanismes de la socialisation adolescente l’éloignent du recours aux adultes ; les adultes participent (consciemment ou non) au sexisme et à l’homophobie, marqueurs de la socialisation genrée qui structure les relations sociales.

Les cibles sont les personnes appartenant aux groupes sociaux minorisés.

Prévention et solutions

Les signaux apparents du harcèlement ne sont que la pointe visible de la situation en cours, la pointe émergée de l’iceberg : blagues, propos lourds, moqueries, insultes entendues par les adultes mais rarement relevées. D’autres signaux plus volatils, telles des gouttelettes, moins repérables, se développent dans les interstices spatiaux et temporels : couloirs, murs et portes de toilettes tapissés de mots haineux ou d’injonctions sexuelles. Pour échapper aux lieux et aux moments d’entrée ou de sortie, certains élèves traînent sur le chemin ou se précipitent à proximité des adultes pour se sentir en sécurité. Enfin, des événements massifs, tels des tsunamis, prennent la communauté scolaire de court quand les acteurs d’une situation qui a -dégénéré dans et hors l’école, amplifiée par les réseaux sociaux, se retrouvent dans cet espace. Dès lors, comment concevoir des dispositifs de prévention à l’école ?

Les signaux apparents du harcèlement ne sont que la pointe visible de la situation en cours. 

Des ressources, sous la forme des modules d’« éducation à » sont déjà présentes, mais peu activées. Pourtant, la mise en œuvre de l’éducation à la vie affective et sexuelle – pour la non-application de laquelle l’État a été assigné en justice –, la lutte pour l’égalité des sexes et contre les discriminations LGBTQI, contre les violences sexistes et sexuelles, contre les discriminations, ou encore l’éducation au numérique et aux médias fournissent des opportunités utiles qui restent à intégrer à la fois dans les activités transversales et dans les contenus didactiques des disciplines. La formation gagnerait à être rendue obligatoire pour l’ensemble des personnels afin de créer un écosystème interne à l’établissement, intégrant les repères et les ressources du contexte local. Le recours aux adultes suppose que ceux-ci soient en mesure d’entendre les témoignages et les préoccupations des jeunes sans y plaquer une morale inadaptée aux souffrances qualifiées d’enfantines, souvent banalisées ou conçues comme indissociables de la transition vers l’âge mûr, et sans culpabiliser les victimes telles que la jeune fille du témoignage d’ouverture. À ces conditions, ils peuvent soutenir les jeunes dans leurs réflexions et la conception d’actions collectives citoyennes les engageant dans des dynamiques de solutions, à l’école et au-delà. 

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