Aux Minguettes, que reste-t-il de la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 ?

En 1983, l’idée d’une grande marche germait aux Minguettes, après plusieurs mois de violences. À l’arrivée à Paris, ils seront plus de 100 000. Retour là où tout a commencé.

Oriane Mollaret  • 19 octobre 2023 abonné·es
Aux Minguettes, que reste-t-il de la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 ?
Djamel Attalah (à gauche) et Arbi Rezgui (à droite), qui ont marché en 1983, vivent toujours à Monmousseau. « Il faut qu’on en parle dans les manuels scolaires, que les jeunes générations poursuivent notre parcours pacifique. »
© Oriane Mollaret

Vénissieux, le 29 octobre 1983. Mohamed se lève d’un bond. Vite, il dévale les escaliers de la tour deux pour rejoindre ses copains qui l’attendent au pied de la dix, sous la pluie battante. La « marche pour l’égalité et contre le racisme » sera là d’un moment à l’autre. Mohamed n’a encore jamais vu de manifestation en vrai. Du haut de ses 14 ans, il a conscience que la situation est compliquée dans son quartier de Monmousseau, à l’entrée du plateau des Minguettes. « On était huit enfants, un papa ouvrier, une maman au foyer, pas beaucoup d’argent, se rappelle-t-il. On nous a enfermés à Monmousseau. Il a fallu des incidents pour qu’on commence à nous regarder. »

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Au début des années 80, Monmousseau passe souvent au JT à cause de ces « incidents ». Mohamed se souvient des affrontements de mars 1983 avec les forces de l’ordre. Pour protester, les « grands frères » font une grève de la faim et créent l’association SOS Avenir Minguettes, présidée par Toumi Djaïdja, 19 ans. Le 20 juin, le jeune homme est grièvement blessé par un policier. À Monmousseau, la colère gronde. Germe alors l’idée d’une grande manifestation pour dénoncer les crimes racistes. Les jeunes de l’association, épaulés par le prêtre Christian Delorme et le pasteur Jean Costil de La Cimade, organisent un périple de plus de 1 200 kilomètres jusqu’à Paris.

« Un tournant dans l’histoire de France »

Le départ se fera de Marseille, port d’arrivée de leurs parents immigrés et théâtre d’une série de crimes racistes entre 1973 et 1983. Le dernier en date a coûté la vie quelques mois plus tôt à un enfant du quartier de la Cayolle. C’est donc de là que s’élance la « marche pour l’égalité et contre le racisme », le 15 octobre 1983, dans l’indifférence générale. Ils sont alors 17, dont plusieurs jeunes des Minguettes.

Le 29 octobre, la marche arrive à Lyon, puis Monmousseau. Mohamed et ses copains lui emboîtent le pas jusqu’au bout du plateau. Ils reconnaissent les « grands frères » des Minguettes mais avec eux marchent d’autres jeunes qu’ils ne connaissent pas, comme Farid L’Haoua, originaire de Vienne. Cet éducateur de 25 ans a tout plaqué pour suivre la marche, muni de son appareil photo. « La première revendication c’était de mettre fin aux tirs et à l’impunité judiciaire des tontons flingueurs, détaille-t-il. Le message fort, c’était de dire que le racisme est un délit, pas une opinion. » Malika Boumediene, 20 ans, a décidé de rejoindre la marche à Annonay, en Ardèche, après le meurtre de Toufik Ouanes, un garçon de 9 ans tué à la Courneuve en juillet.  « C’était l’assassinat de trop, se souvient-elle. Mes parents avaient peur pour moi, mais j’y suis quand même allée. J’ai aussi marché pour mes trois jeunes frères. »

Le message fort, c’était de dire que le racisme est un délit, pas une opinion.

Farid L’Haoua

En novembre, c’est un autre crime raciste qui braque tous les regards sur les marcheurs. Le meurtre de Habib Grimzi, un Algérien défenestré d’un train par des candidats à la Légion étrangère, suscite une vive émotion dans toute la France. La marche, qui arrive tout juste dans le Grand Est, attire les médias et les politiques. Au fil des kilomètres, elle s’étoffe. « C’est un tournant dans l’histoire de France, estime l’historien Yvan Gastaut, maître de conférences à l’université Côte d’Azur. La société française prend conscience que ces jeunes issus de l’immigration sont bel et bien français et que leur avenir est ici. » Le 3 décembre, ils sont plus de 100 000 à Paris. Une délégation est reçue à l’Élysée et obtient une carte de séjour de dix ans pour les étrangers. La politique de la ville passe à la vitesse supérieure. Quelques jours après l’arrivée de la marche à Paris, l’association « Ville & Banlieue » qui réunit une centaine de maires voit le jour à Rezé.

Quartiers à l’abandon 

Dans les quartiers, la vie reprend son cours. L’après-marche a un goût amer. Les Assises des quartiers populaires de Vaulx-en-Velin, Villeurbanne puis Saint-Étienne sont un échec. Le groupe se délite, le flambeau est plus ou moins repris par SOS Racisme, créé en 1984. Quarante ans plus tard, à Monmousseau, plusieurs tours ont été démolies, et les autres doivent suivre. Aucune plaque ne vient rappeler que c’est ici qu’est née la plus grande manifestation antiraciste de l’histoire française.

Reportage Minguettes Monmousseau marche égalité contre racisme 1983

De l’emblématique barre Monmousseau, il ne reste que cette volée de marches. Cet énorme bloc orange de 15 étages et 198 logements a été démoli en 2021. Sa petite sœur, au fond, doit aussi être dynamitée d’ici 2025. (Photo : Oriane Mollaret.)

« La quoi ? Jamais entendu parler », lâche un adolescent. « Mais si, c’est le film avec Jamel Debbouze ! » réagit son voisin. « C’était pas contre le racisme ? » demande un troisième. La marche de 1983 ne dit pas grand-chose à ce groupe de garçons. Plus loin, Rayan, 21 ans, a appris récemment que sa mère y a participé. C’est elle qui lui a raconté son histoire. Au lycée Jacques-Brel, planté juste en face de Monmousseau, le CPE Ronny Pellat multiplie les actions pour perpétuer la mémoire de 1983. « J’ai été surpris de voir que 90 % des élèves n’en avaient jamais entendu parler. L’héritage est ténu. »

J’ai été surpris de voir que 90 % des élèves n’en avaient jamais entendu parler.

Ronny Pellat

Le jeune Mohamed de 1983 a aujourd’hui 54 ans. Il vit toujours aux Minguettes. Ses enfants, eux, connaissent l’histoire de la marche sur le bout des doigts. « Attends, c’est l’histoire des Minguettes ! s’indigne sa fille Réhane, 20 ans. Pendant qu’ils rasent nos tours, il faut peut-être se remémorer ce qu’elles ont vécu ! » S’il y avait une nouvelle marche, elle y participerait, c’est sûr. Contre les violences policières, toujours, mais surtout « contre l’acharnement envers les musulmans, l’abaya, le voile. » Car aux Minguettes, comme dans les autres quartiers populaires de France, les discriminations sont toujours là.

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« Quarante ans plus tard, il n’y a plus de tontons flingueurs mais les gens sont toujours aussi discriminés dans les quartiers », fulmine Djamel Attalah. Il faisait partie des jeunes de SOS Avenir Minguettes à l’initiative de la marche. Après une carrière parisienne, il est revenu s’installer à Monmousseau. D’après lui, rien n’a changé. Pire, il parle d’un « recul grave » en désignant les trois tours promises à la démolition et le terrain vague laissé par la barre emblématique du quartier, dynamitée en 2021. Selon lui, dans les quartiers, la politique de la ville se contente de rénover le bâti. Ça fait bien longtemps que les éducateurs ne déambulent plus, faute de moyens.

On restera toujours des citoyens de seconde zone.

Arbi Rezgui

Quant à la police de proximité, elle a été supprimée en 2003 par Nicolas Sarkozy. « Les jeunes sont bardés de diplômes mais à cause de leurs noms, ils n’ont pas de boulot. Quant à l’impunité judiciaire pour les crimes racistes, elle est toujours là », complète Djamel Attalah en faisant allusion au meurtre de Mahamadou Cissé, tué en décembre 2022 par son voisin à Charleville-Mézières. Originaire de Villefranche-sur-Saône, l’ancien marcheur Arbi Rezgui vit à Monmousseau depuis 35 ans. Il fait le même constat. « Depuis la marche, les crimes racistes ne se sont jamais arrêtés. Il y a eu Nahel récemment, et il y en aura d’autres. Les quartiers sont à l’abandon, on restera toujours des citoyens de seconde zone. »

Poudrière

Depuis les années 80, la colère des Minguettes couve. Parfois, elle éclate, comme en 2005 et en 2023 suite à la mort de Nahel. Puis retombe, jusqu’à la prochaine fois. Des révoltes dont les raisons diffèrent, selon Christian Delorme. « En 1983, c’est le fonctionnement inégal de la justice qui était dénoncé, analyse le prêtre. Aujourd’hui, c’est le racisme systémique et la police. » Les forces antiémeutes et les lourdes peines qui ont suivi les révoltes de 2023 n’ont fait qu’aggraver la situation. « La répression est contre-productive et ne fait que nourrir une spirale d’humiliation », se désole-t-il.

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Djamel Attalah et Arbi Rezgui redoutent une véritable « explosion » des quartiers. « C’est une poudrière, affirme Djamel Attalah. La France doit affronter son passé colonial, crever cet abcès du racisme. » Alors, de conférences en débats, ils essaient de perpétuer la mémoire de la marche non-violente de 1983. « Il faut qu’on en parle dans les manuels scolaires, que les jeunes générations poursuivent notre parcours pacifique », insiste Malika Boumediene.

La France doit affronter son passé colonial, crever cet abcès du racisme.

Djamel Attalah

Pour inscrire durablement l’événement dans l’histoire de France, il manque une reconnaissance de l’État, estime Yvan Gastaut. « C’est un repère sans l’être, un peu en creux. Au niveau national, il n’est pas vraiment commémoré parce qu’il concerne l’histoire de l’immigration alors que tout le monde se souvient de la « France black-blanc-beur » lors de la coupe du Monde de 1998. » Le 15 octobre 2023, Marseille a entrepris de réparer ça en promettant une « avenue de la Marche pour l’égalité et contre le racisme » et en dédiant une expo à cette dernière. Au même moment, Emmanuel Macron se fendait d’un simple tweet, entre un post sur la situation à Gaza et un sur la coupe du Monde de rugby. Pour la reconnaissance nationale, la route est encore longue.



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Société
Temps de lecture : 9 minutes