Le « lycée engagé », machine à recruter pour le SNU

Avec l’inscription de ce dispositif dans les lycées, Politis révèle comment tous les échelons de l’Éducation nationale sont poussés à organiser ce que beaucoup perçoivent comme un « caprice présidentiel ».

Hugo Boursier  • 23 octobre 2023
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Le « lycée engagé », machine à recruter pour le SNU
Un "village" d'information sur le SNU, à Versailles, en avril 2023.
© Lily Chavance

Carole* avait enfin l’impression que son travail allait être valorisé. Quand cette professeure a appris que la secrétaire d’État chargée de la jeunesse et du service national universel se rendait dans son lycée, à Vanves, le 28 septembre, c’était comme une petite victoire après tant d’heures supplémentaires si peu récompensées. Un sentiment qui fut de bien courte durée.

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Les prénoms suivis d’un astérisque ont été changés.

Car au terme d’une visite éclair d’une heure, Prisca Thévenot en avait fini de s’enthousiasmer des projets artistiques que l’enseignante mène avec Laure*, sa collègue. L’enjeu véritable de cette visite : accorder le label « classe et lycée engagé » à cette cité scolaire des Hauts-de-Seine. Et annoncer, non sans fierté, que plusieurs classes de seconde allaient ainsi réaliser, dès cette année, leurs douze jours de séjour de cohésion du service national universel (SNU).

ZOOM : Le SNU, c’est quoi ?

Expérimenté depuis 2019, le service national universel (SNU) se compose de trois phases. Un séjour de cohésion de 12 jours  dans un centre où se retrouvent une centaine de jeunes volontaires âgés de 15 à 17 ans. Une mission d’intérêt général, d’au moins 84 heures dans une structure liée à la défense, la solidarité, la santé, etc. Et un engagement volontaire, en service civique ou en bénévolat, d’au moins trois mois.

La première phase, le séjour de cohésion, est cogérée par des réservistes de l’armée, des enseignants et des professionnels de l’éducation populaire. Elle a attiré 40 000 jeunes cette année, souvent issue des classes moyennes, plutôt à l’aise à l’école et avec une forte appétence pour les métiers liés à la défense. Ce qui coince avec l’objectif de mixité sociale, tant vantée par le gouvernement.

Présent dans le programme d’Emmanuel Macron dès 2017, le SNU est critiqué notamment pour son encadrement en partie géré par des militaires, qui donnent souvent une teinte d’ordre et de discipline propre à la « Grande Muette ». Le coût du dispositif – 160 millions d’euros pour l’année 2024 – au détriment de l’Éducation nationale, et en particulier de l’enseignement moral et civique, est aussi particulièrement pointé du doigt.

Depuis le début d’année, l’exécutif n’a eu de cesse de jongler entre les mots d’obligation du SNU, qui était le souhait initial d’Emmanuel Macron en 2017, et sa généralisation. Depuis la rentrée, une nouvelle voie d’accès s’ajoute à la candidature individuelle : le label « engagé », porté par le lycée, engage les élèves de seconde dans le SNU, s’ils le souhaitent. Un projet de décret, sorti le 18 octobre, permet aux élèves de ne pas faire leur stage obligatoire de fin d’année s’ils souhaitent s’engager dans le SNU. Malgré des failles logistiques et de vives critiques, le gouvernement paraît déterminé à imposer son dispositif.

Ce label, lancé au mois de juin, nourrit beaucoup d’ambition du côté du gouvernement. Il permet aux chefs d’établissement et aux professeurs de lycée de proposer un projet pédagogique tout au long de l’année, ou d’en valoriser un déjà existant, le tout avec la participation des élèves au SNU sur la base du volontariat. Au mois de mai, Politis révélait cette nouvelle idée de l’exécutif pour grossir les rangs des participants au SNU. Aujourd’hui, Carole* et Laure* en font la brutale expérience.

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Car la nouvelle passe mal pour les deux professeures. « Je n’avais pas connaissance de tous les enjeux de cette visite », écrit l’une d’entre elles dans un courrier adressé au proviseur que Politis a pu consulter. « Après réflexion et concertation avec mes collègues concernés, nous ne souhaitons pas nous engager dans ce dispositif, ni associer notre projet au service national universel », poursuit-elle. Ce refus, le chef d’établissement le balaie d’un revers de main. Lui seul mènera ce dispositif. « Votre absence ne changera pas la dynamique et votre présence n’était pas obligatoire voire pas nécessaire », écrit-il au sujet d’une réunion de travail sur le label engagé à laquelle la professeure a refusé de participer.

Lors d’un conseil d’administration du lycée qui a eu lieu lundi 16 octobre, l’un des membres raconte : « L’échange était houleux entre le proviseur et les enseignants. Le sentiment général, c’est que des collègues font un grand nombre d’heures et qu’elles sont mises en avant pour faire tout autre chose, à savoir du SNU », soupire-t-il. « Les collègues concernés par les projets se sentent manipulés. »

On a vraiment l’impression que ça s’est fait dans notre dos.

Même conclusion pour le lycée Pasteur, à Lille, où Prisca Thévenot s’est rendue le lendemain. « On pensait que le label engagé allait récompenser nos projets sur la biodiversité et la lutte contre le harcèlement scolaire. Et puis on s’est renseigné et on s’est rendu compte que le SNU était compris dedans », soupire l’une des professeures. « On a vraiment l’impression que ça s’est fait dans notre dos. L’engagement, pourquoi pas, mais s’il s’agit de réaliser le caprice du président, non merci ».

2 milliards d’euros par an

À Vanves comme à Lille, les sujets du label « engagé » et du SNU n’ont pas été abordés au préalable en conseil d’administration, comme c’est l’usage pour un module qui impacte le temps scolaire. À chaque fois, c’est le proviseur qui a répondu lui-même à l’appel à projet lancé par l’exécutif pour bénéficier du label. Sans en avertir les collègues concernés. Une hâte qui s’explique aussi par la détermination du gouvernement à faire de ce label l’une des portes d’entrée principale du SNU.

Contactée en septembre, Prisca Thévenot le confirme : « Il faut que chaque jeune puisse bénéficier du SNU. Le label engagé, c’est une modalité de déploiement supplémentaire qui s’inscrit dans cette ambition politique. » À cela s’ajoute le projet de décret visant à permettre aux élèves de seconde qui n’ont pas trouvé de stage obligatoire de réaliser leur SNU. « Tous les chemins mènent au SNU », grince une source syndicale.

Dans sa généralisation à tout prix, l’exécutif s’est fixé un cap clair : atteindre au moins 240 000 volontaires en 2026, voire toute une classe d’âge, soit 800 000 jeunes par an, comme il se rêve en off dans les couloirs du ministère. Un objectif extrêmement ambitieux – irréalisable prédisent certains. En 2023, le SNU n’a accueilli que 40 000 participants. Avec les déboires logistiques que Politis a pu révéler. Et le coût faramineux de 2 milliards d’euros par an que le rapport d’information du Sénat pointait en mars 2023.

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Malgré ces obstacles, le gouvernement veut foncer tout droit. Il faut donc pousser les lycées à réclamer le fameux label « engagé ». Quitte à jouer avec le cadre de ce label. Selon nos informations, la clôture de l’appel à projet pour obtenir le label « engagé » a été repoussé de plusieurs semaines. Censée se terminer initialement le 20 octobre, la nouvelle date aurait été fixée autour du 15 novembre. « On sent un empressement du gouvernement », observe un proviseur. La jeunesse serait-elle devenue trop indisciplinée ?

« Responsabiliser la jeunesse »

En haut lieu, ce label a été imaginé pour répondre aux révoltes intervenues après la mort de Nahel, cet adolescent de 17 ans tué à Nanterre par un policier lors d’un contrôle routier. Le SNU, qui est un élément « incontournable » du dispositif, permettrait donc, aux yeux du gouvernement, de « responsabiliser » la jeunesse, fortement représentée dans cette mobilisation. « Le compte-rendu de la réunion des directions de l’Éducation nationale », tenue deux semaines après les révoltes, le précise :

(Crédit : DR.)

Intégré comme une clef de voûte à cette « culture de l’engagement », le SNU – soit douze jours de séjour de cohésion – apparaît comme la solution miracle pour le gouvernement. Au diable les inégalités sociales, la précarité, les discriminations, les violences policières ou le manque de débouchés professionnels : l’uniforme, le chant de la Marseillaise et des modules, par exemple sur les symboles de la République, feront bien l’affaire. Alors au cœur de l’été, le message rue de Grenelle était clair : au travail.

Objectifs à atteindre

Dans le compte-rendu d’une réunion tenue le 17 juillet – à laquelle participaient les plus hautes directions de l’Éducation nationale, dont le n°2 du ministère, Edouard Geffray –, l’objectif fixé pour cette « politique publique prioritaire » est net : « Collectivement, nous devons atteindre 65 000 lycéens en 2023-2024, dont 21 000 dans les classes engagées ».

Pour ce faire, chaque département a son quota à respecter. Dans une lettre adressée aux proviseurs et aux chefs d’établissement de lycée privé, le directeur académique de Haute-Garonne rappelle ainsi que « l’objectif assigné à notre département sera pour cette année de 20 classes (ou 436 élèves) ». Pour l’Essonne, qui figure dans l’académie de Versailles, entre 500 à 600 élèves doivent être recrutés par le label « engagé », d’après un proviseur. « C’est une manière de nous dire qu’on doit trouver des élèves. Il y a des séjours de cohésion organisés, il faut les compléter », poursuit-il.

La généralisation sur temps scolaire, c’est un vrai choix politique à assumer.

Olivier Beaufrère, SNPDEN-Unsa

Pour Olivier Beaufrère, secrétaire national éducation au SNPDEN-Unsa, le syndicat des chefs d’établissement, « la généralisation à l’œuvre aujourd’hui sur temps scolaire, contrairement à ce qui était réalisé avant en période de vacances, c’est un vrai choix politique à assumer ». Le syndicat, lui, défend d’abord les programmes de l’éducation morale et civique enseignés en classe. Tout comme les professeurs, qui voient d’un mauvais oeil cette forme d’externalisation de leurs compétences. À Vanves, un professeur anticipe : « Le SNU pourrait susciter une perte de motivation supplémentaire pour les enseignants, dans un contexte où la crise structurelle de l’Éducation nationale se ressent au quotidien ». Une alerte que l’exécutif ne veut pas entendre.

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