Droit d’asile : juge unique, jugements iniques ?

Afin de « réduire les délais », le projet de loi sur l’asile et l’immigration compromet le principe fondamental de l’accès à une justice équitable et impartiale pour les demandeurs d’asile. Au risque de dériver vers une justice expéditive.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 15 novembre 2023 abonné·es
Droit d’asile : juge unique, jugements iniques ?
Manifestation contre la loi asile et immigration, dite "Loi Darmanin", en mars 2023 à Paris.
© Lily Chavance

« Quelles sont vos craintes en cas de retour dans votre pays ? » À cette question infiniment posée à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), un jeune Éthiopien originaire de la région du Tigré répond presque simplement : « Je fuis la mort ». Comme lui, des centaines de personnes débarquent chaque jour de toute la France devant la juridiction spécialisée de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, pour exposer les raisons de leur demande d’asile et les risques de persécutions qu’elles encourent dans leur pays. Si elles viennent ici, c’est que l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a rejeté leur première demande. Et parce que « les personnes ne quittent pas leur pays avec un certificat de persécution », la place de l’oralité, du récit et des déclarations y est fondamentale, explique un rapporteur (1).

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Les rapporteurs analysent les dossiers (sur les plans juridique et géopolitique), rédigent les rapports qu’ils remettent à la formation de jugement, assistent aux audiences et rédigent le délibéré. Lors de l’instruction, ils peuvent proposer qu’un dossier en ordonnance soit réorienté en audience, mais aussi qu’une procédure à juge unique repasse en formation collégiale.

Lorsqu’un dossier est déposé devant la cour, il existe trois procédures d’orientation. La procédure ordinaire, et majoritaire, veut que la requête soit examinée lors d’une audience en formation collégiale. Trois magistrats sont chargés de statuer : le président d’audience et deux assesseurs – l’un nommé par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), et l’autre par le Conseil d’État. Dans certains cas, exceptionnels, la décision est rendue lors d’une audience à juge unique : un magistrat décide seul (2). Enfin, si le recours n’apporte aucun élément susceptible de remettre en question le délibéré de l’Ofpra, la CNDA peut prononcer un rejet par ordonnance. Ces décisions, qui excluent l’organisation d’une audience, sont régulièrement accusées d’être prises en fonction du pays d’origine.

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Les audiences à juge unique concernent les procédures accélérées – lorsque, par exemple, les requérants sont d’un pays « sûr » ou qu’ils sont considérés comme une « menace à l’ordre public ». Sont aussi concernées les personnes qui ont déjà obtenu l’asile dans un autre pays.

Contenir les préjugés

Le gouvernement entend renverser cette logique de principe et bouleverser l’organisation de la CNDA en proposant de généraliser les audiences à juge unique et de rendre exceptionnelles les formations collégiales. « La formulation donne, certes, une marge de manœuvre à la Cour pour continuer de réunir des formations collégiales, concède la Cimade, mais elle peut aussi conduire à leur disparition, en fonction de la politique du chef de juridiction. » À la CNDA, on s’interroge : qu’est-ce qu’une affaire complexe en matière d’asile ? Quels seront les critères ? « Est-ce qu’on va encore faire des choix par rapport à la nationalité, alors que c’est un critère discriminatoire ? », demande Noa*, rapporteur à la cour.

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Toutes les personnes exerçant au sein de la CNDA ont été anonymisées à leur demande, en raison du devoir de réserve qui les empêche de s’exprimer.

Il s’agit de « l’un des points les plus inquiétants » du texte, estime la Défenseure des droits, selon qui la mesure pourrait priver les demandeurs d’asile d’une garantie fondamentale : celle de l’accès à une justice équitable. Car il faut comprendre : puisque l’analyse des recours dépend presque entièrement des déclarations des requérants, la décision d’accorder ou non une protection repose en grande partie sur l’intime conviction des juges. Confronter leurs points de vue, c’est justement ce qui garantit l’impartialité de la décision rendue – en permettant, notamment, de contenir les biais et les préjugés qui, à l’instar du reste de la société, peuvent habiter les magistrats.

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Pour Camille**, rapporteure à la CNDA, l’intérêt de la collégialité n’est plus à démontrer : « Si un demandeur d’asile se retrouve devant un juge qui ne croit pas en son parcours, ça peut aller très vite. Il lui pose deux ou trois questions et c’est terminé. Mais, en collégiale, les deux autres juges vont pouvoir rebondir, s’attarder sur des points que le premier magistrat n’aura pas relevés, et cela peut permettre de débloquer le récit. »

Il m’est arrivé de renverser complètement des dossiers car j’avais vu quelque chose qu’un autre magistrat n’avait pas vu.

Un juge assesseur

« Il m’est arrivé de renverser complètement des dossiers car j’avais vu quelque chose qu’un autre magistrat n’avait pas vu, ou inversement, complète Andréa**, juge assesseur depuis plusieurs années à la CNDA. Et même si certains magistrats veulent décider seuls, voire sont agacés de devoir le faire avec des assesseurs, beaucoup d’autres m’ont dit leur réticence à l’idée que ce soit systématisé, et confié qu’ils arrêteraient de statuer à la CNDA si on les y contraignait. Ils ne veulent pas prendre de risque, parce qu’il est toujours possible d’avoir loupé quelque chose, ou d’avoir mal interprété. »

Déséquilibre

D’expérience, l’avocate Marion Dupourqué – membre d’Elena, association d’avocats spécialisés dans le droit d’asile – remarque que « les aléas en formation collégiale sont renforcés par le juge unique, dans la mesure où une seule personne détient un pouvoir de décision extrêmement important et exclusif ». À titre d’exemple, elle mentionne un épisode marquant : avant l’été, la Cour aurait « massivement » organisé des audiences à juge unique pour traiter les dossiers en attente de personnes afghanes et somaliennes. Résultat : « Dans certaines salles d’audience, 100 % des requérant·es ont obtenu une protection, alors que, dans d’autres, ils n’en n’ont obtenu aucune. » Supprimer la collégialité, « c’est supprimer un équilibre », tranche l’avocate. La récente récusation du juge Jean-Marie Argoud, accusé d’avoir publiquement affiché ses opinions islamophobes, antisémites et homophobes (affaire révélée par Les Jours et Mediapart), témoigne du risque.

« Je ne dis pas que c’est majoritaire, mais, en audience, que ce soit en collégiale ou en juge unique, nous sommes régulièrement confrontés à des propos problématiques », dénonce encore Noa, qui considère que trop de magistrats ne se forment pas à ces enjeux ; les formations existent, mais elles ne sont pas obligatoires. « Lorsque des propos dépassent les bornes, il est possible de déposer un incident d’audience, rebondit Andréa. Mais s’ils sont tenus en délibération, cela peut être plus compliqué car nous sommes tenus au secret du délibéré. Par exemple, nous avons été plusieurs à entendre des juges dire qu’il fallait “faire attention” avant de protéger une personne tchétchène, en raison de l’assassinat de Samuel Paty. C’est choquant : on ne va pas mettre au ban des requérants de certaines nationalités au motif que d’autres ont commis des crimes. »

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Mais ce qui agace surtout, c’est que cette mesure, largement considérée comme dangereuse, serait aussi tout à fait inutile. Selon le gouvernement, elle permettrait de réduire les délais de traitement des recours. Or l’argument de la célérité ne tient pas, constate Pierre de Butler, de la CGT à la CNDA. D’après lui, « les délais sont déjà extrêmement réduits », bien plus que dans n’importe quelle autre juridiction. D’autant que « les procédures censées être les plus rapides [les audiences à juge unique et ordonnances] prennent souvent plus de temps, car elles nécessitent que l’on s’interroge sur les raisons de ces orientations ».

Territorialiser pour mieux régner

Déjà en baisse en 2022 – 6 mois et 16 jours en moyenne –, les délais auraient encore beaucoup diminué en 2023. Pour les personnes exerçant à la CNDA interrogées par Politis, les raisons sont multiples. L’augmentation des moyens humains accordés à la Cour commencerait à produire des effets : les recours déposés par les personnes en demande d’asile sont en nette baisse, et les « stocks », c’est-à-dire les dossiers en instance, sont très bas. « Certains recours ne respecteront jamais les délais fixés par le législateur, c’est un fait, détaille Noa. Mais nous sommes début novembre et nous recevons en audience des personnes qui ont déposé leurs recours en septembre ! » Me Dupourqué le confirme : ses dossiers seraient actuellement traités en moins de trois mois. Il rappelle qu’en droit du travail, par exemple, il faut parfois attendre quatre ans avant d’obtenir une audience aux prud’hommes. Aller encore plus vite n’accroît-il pas le risque d’une justice expéditive ?

Nous craignons l’éclatement du collectif de travail, une perte de cohérence dans l’unité jurisprudentielle de la Cour.

P. de Butler, CGT

En réalité, observe Pierre de Butler, la généralisation du juge unique serait liée à une autre mesure souhaitée par le gouvernement : la territorialisation de la CNDA, censée rapprocher celle-ci des requérant·es. L’idée « peut paraître séduisante », admet le délégué syndical, considérant que se déplacer à Montreuil implique des dépenses importantes pour les demandeurs d’asile qui arrivent de partout en France, et que beaucoup dorment dehors la veille de leur audience. Mais, selon lui, rien n’a matériellement été prévu, et il craint des inégalités de traitement dans l’examen de la demande d’asile ou dans l’accès au droit : trouver des juges assesseurs, des interprètes en langue rares ou des avocats spécialisés en droit d’asile, « cela va être très compliqué dans certaines régions ». Surtout, poursuit-il, « nous craignons l’éclatement du collectif de travail, une perte de cohérence dans l’unité jurisprudentielle de la Cour, mais aussi une rupture d’égalité entre les agent·es dans l’accès aux ­formations ».

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