« Notre vie dans l’art » : le Soleil a rendez-vous avec l’histoire

Invité par Ariane Mnouchkine, le metteur en scène américain Richard Nelson plonge la troupe du Soleil dans le quotidien du Théâtre d’art de Stanislavski, un jour de relâche lors d’une tournée aux États-Unis en 1923. Notre vie dans l’art est un riche et touchant moment de théâtre.

Anaïs Heluin  • 8 janvier 2024 abonné·es
« Notre vie dans l’art » : le Soleil a rendez-vous avec l’histoire
Richard Nelson ambitionne d’abord de donner à voir une forme possible des rapports complexes qu’entretiennent l’art et la vie.
© Vahid Amanpour

Notre vie dans l’art / Théâtre du Soleil / La Cartoucherie, Paris (12e) / Jusqu’au 3 mars, dans le cadre du Festival d’automne 2023.

Avant de plonger le Théâtre du Soleil dans la vie new-yorkaise du Théâtre d’art de Stanislavski, c’est à un moment plus récent de l’histoire du théâtre que nous ramène Richard Nelson avec Notre vie dans l’art – Conversations entre acteurs du Théâtre d’art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923. En installant les spectateurs dans un dispositif bifrontal, le metteur en scène et dramaturge américain réveille en effet le souvenir d’un spectacle marquant d’Ariane Mnouchkine et de sa troupe : Les Éphémères (2006).

Le public du Soleil, encore composé de bon nombre de fidèles qui ne manquent, depuis son installation à La Cartoucherie de Vincennes en 1970, aucune des créations de la troupe unique en son genre, aborde ainsi le passé et l’étranger dans un décor familier. C’est là de la part de Richard Nelson une délicatesse à l’image de l’ensemble de son geste.

Richard Nelson, dont c’est ici la première création en France, présente ainsi sa pièce comme une invitée du Théâtre du Soleil. Il se coule aussi dans la culture des strates pratiquée par Ariane Mnouchkine et sa grande équipe dès leurs débuts : de même que chaque nouvelle création de la troupe garde les traces des précédentes, Notre vie dans l’art s’offre humblement comme une page d’une grande histoire de théâtre pleine de références aux chapitres antérieurs. Le choix de la scénographie des Éphémères est aussi sans doute pour Richard Nelson et son hôtesse une manière de célébrer leur rencontre, et à travers elle tous les échanges que permet leur art et ceux dont il a besoin pour exister pleinement.

Chronologie du théâtre

C’est en effet, apprend-on dans le dossier du spectacle, en 2009, lors de la tournée des Éphémères à New York, qu’Ariane Mnouchkine découvre le travail de Richard Nelson. Elle est conquise « parce que c’était magnifique d’abord et parce que c’était quasiment l’opposé de ce que nous faisons ». L’invitation fut lancée. Elle mettra le temps qu’il faut pour se concrétiser.

Pour Richard Nelson comme pour les onze acteurs qu’il dirige – et pour Ariane Mnouchkine qui réalise la traduction de la pièce en français –, la chronologie du théâtre n’est pas calquée sur celle de la vie. Le dramaturge américain ouvre son spectacle sur la lecture par le comédien Arman Saribekyan d’une lettre de 1938 avant de plonger la pièce dans l’année 1923. Signée Constantin Stanislavski, adressée à Staline, elle remercie « le gouvernement de montrer à notre théâtre et à ses travailleurs un amour et une attention sans égal dans aucun État, pays et à aucun autre moment de l’histoire ».

La pièce ne cherche pas à dresser un parallèle entre le paysage géopolitique du début des années 1920 et notre époque.

Il faudra attendre l’épilogue, assuré par le même acteur – dans le rôle de Richard Boleslavski, qui en tant que Polonais et ancien acteur du Théâtre d’art de Moscou, ayant quitté la Russie et s’étant exilé à l’Ouest, place la pièce sous le signe du dialogue des cultures mais annonce aussi une forme d’échec de l’aventure théâtrale – pour que l’on apprenne que l’homme de théâtre n’a pas réellement écrit cette lettre, mais qu’il a été obligé de la signer. Cette issue jette sur la suite une ombre que les comédiens sauront dissiper sans la faire oublier tout à fait.

Rapports complexes

Nulle démonstration historique dans Notre vie dans l’art, et aucune prétention pédagogique quant au « système » Stanislavski. La pièce ne cherche pas non plus à expliquer le paysage géopolitique du début des années 1920, ni à dresser un parallèle entre celui-ci et notre époque, comme on le voit trop souvent dans les spectacles situés dans le passé. C’est là tout son intérêt et sa singularité. En choisissant pour espace-temps une journée de relâche du Théâtre d’art de Moscou à New York en 1923, Richard Nelson ambitionne d’abord de donner à voir une forme possible des rapports complexes qu’entretiennent l’art et la vie.

Il maîtrise le sujet, qui est au cœur du théâtre qu’il crée aux États-Unis et en Angleterre en tant que collaborateur de longue date de la Royal Shakespeare Company. Et il est grandement aidé dans son tissage par les acteurs, qui sont sans doute parmi les plus experts en la matière aujourd’hui, où les vies de compagnie sont beaucoup plus rares, courtes et éclatées qu’elles ne l’ont jamais été.

La succession d’anecdotes plus ou moins intimes, d’histoires de problèmes d’argent et des nouvelles du monde que se racontent les comédiens dans Notre vie dans l’art, célébrant autour d’un repas les 25 ans du Théâtre d’art de Moscou fondé par Stanislavski, semble faite pour les artistes du Soleil. Comme dans la troupe du maître russe en 1923 à New York, il y a autour de la table, placée au centre des spectateurs, des comédiens de tous âges. Plusieurs sont auprès d’Ariane Mnouchkine depuis les débuts de son utopie théâtrale, comme Maurice Durozier (dans le rôle de Stanislavski dit « Kostia ») et Hélène Cinque (Olga Knipper Tchekhova ou « Oletchka », la veuve d’Anton Tchekhov).

Petits récits incessants

D’autres sont venus plus tard, tels l’Italien Duccio Bellugi-Vannuccini (il est ici le comédien Vassili Katchalov) et Shaghayegh Beheshti (Varia, la femme de Lev), qui étaient dans les Éphémères. En jouant des acteurs qui ne jouent pas, qui tentent de profiter du peu de repos dont ils disposent pour être ensemble sans leurs personnages ou presque – ceux-ci s’invitent parfois dans la bouche des artistes en fête –, les comédiens du Soleil ont tout l’espace nécessaire pour nourrir les relations de complicité que leurs protagonistes vivent au sein de la troupe.

L’absence de fil narratif permet aux comédiens d’être entièrement au présent.

Cette rencontre à travers le temps entre deux grandes histoires de théâtre est d’autant plus puissante qu’elle repose sur de petits récits incessants, de l’entrée au dessert, sans former d’intrigue. Cette absence de fil narratif permet aux comédiens d’être entièrement au présent. Jusqu’aux altercations, aux plaisanteries et rumeurs de coulisses, spécifiques au théâtre de Stanislavski, qui nous apparaissent extrêmement contemporaines. Il faut dire que le contexte compliqué vécu par la troupe russe peut faire écho à la situation de nombre d’artistes russes dissidents aujourd’hui.

Dans son pays, comprend-on notamment quand est évoquée la figure de Tchekhov dont les pièces montées par Stanislavski sont censurées, le Théâtre d’art est taxé de bourgeois et soumis par le gouvernement à des séances de « rééducation prolétarienne ». Et, inversement, aux États-Unis, où la troupe est envoyée parce qu’une partie de la recette doit revenir au gouvernement de l’Union soviétique, celle-ci est souvent suspectée de bolchevisme. Dans les dialogues de Notre vie dans l’art, il est souvent question des Russes blancs, ceux qui ont quitté la Russie, nombreux parmi les spectateurs du Théâtre d’art aux États-Unis.

La vérité du jeu de l’acteur

C’est un théâtre sans domicile fixe, fragile mais toujours plein d’humour et d’amitié que l’on découvre au fil des répliques et des plats. Ce Théâtre d’art à nu nous touche d’autant plus qu’il n’essaie à aucun moment de dire combien il a été important pour l’histoire de sa discipline. Constantin Stanislavski lui-même est incarné par l’excellent Maurice Durozier comme un homme tout à fait simple, dévoué à son art et beaucoup plus traversé de doutes qu’on ne l’a souvent décrit. Nulle allusion au fameux « système » parmi la tablée, mais une illustration très vivante de ce qui était au cœur de la recherche du maître, qu’il a tenté d’atteindre par différentes voies : la vérité du jeu de l’acteur.

Un théâtre sans domicile fixe, fragile mais toujours plein d’humour et d’amitié.

La rencontre du Soleil, de Richard Nelson et du Théâtre d’Art de Moscou dégage ce naturel que seul le théâtre peut produire. Pourtant, c’est d’abord en Russie que l’Américain souhaitait produire sa pièce. Richard Nelson est allé présenter son rêve à plusieurs metteurs en scène russes, puis la guerre contre l’Ukraine a éclaté. En trouvant sa place au Théâtre du Soleil, toujours solidaire des peuples et des théâtres en danger, Notre vie dans l’art appelle à sa façon discrète mais tenace à la paix, au respect de l’autre et à la liberté, autant d’idéaux sans lesquels le théâtre et les sociétés tendent à périr.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Théâtre
Temps de lecture : 8 minutes