Sur l’A15 avec les agriculteurs, entre détermination et connivence

Dressée sur l’autoroute, une armada d’une cinquantaine de tracteurs fait face à des camions de police. Depuis plusieurs semaines, les agriculteurs se sont mobilisés en nombre pour réclamer de meilleures conditions de vie et une simplification des normes jugées « trop lourdes ».
 Reportage.

Luna Guttierez  et  Maxime Sirvins  • 1 février 2024
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Sur l’A15 avec les agriculteurs, entre détermination et connivence
Le barrage des agriculteurs sur l'A15, le 30 janvier 2024.
© Maxime Sirvins

Sur le bitume de l’A15, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs (la branche jeunes de la FNSEA) sont installés, sous des tonnelles, autour de plusieurs tables, entourés de tracteurs. L’organisation du lieu est pensée pour rester dans la durée, toilettes sèches, eau potable, groupe électrogène et carburant. L’endroit est convivial, sous la grande tente, plusieurs d’entre eux discutent autour d’un verre.

« Les agriculteurs sont sympathiques, ça change, ils sont civilisés, eux »


Sur place, les forces de l’ordre patrouillent régulièrement. L’accès au blocage des agriculteurs est très sécurisé, plusieurs dizaines d’agents filtrent les passages et encadrent le campement. Pour eux, il s’agit d’éviter « que des groupes d’extrême-gauche se greffent au mouvement ». Un des gradés explique même : « Les agriculteurs sont sympathiques, ça change, ils sont civilisés, eux ».

La veille, des organisations écologistes avaient appelé à rejoindre les agriculteurs sur les blocages. Un soutien qui n’est, apparemment, pas le bienvenu : « On n’a pas les mêmes revendications et on ne veut pas que ça se finisse comme les gilets jaunes. On a des bons rapports avec la police, on ne veut pas que cela dégénère. »

La police est toujours présente sur le blocage. Les agriculteurs leur ont mis à disposition les boissons chaudes et les toilettes. (Photo : Maxime Sirvins.)
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Devant les tonnelles, un repas mijote sous les yeux attentifs du chef de cuisine. D’autres se réchauffent autour d’un feu et saluent les conducteurs qui klaxonnent en soutien. « Ne lâchez rien, on est avec vous ! », scandent les supporters de cette lutte. Peu à peu, les troupes se rassemblent sur une dizaine de bancs pour manger un chili con carne préparé directement sur place.

Une mobilisation hiérarchisée

Ce blocage, d’une cinquantaine de participants, est le plus proche de Paris et ces derniers s’en félicitent. Tour à tour, ils se relaient pour garder et faire vivre le blocage éclairé par un grand spot de chantier. 

 « Greg », comme il se fait appeler, fait partie des plus jeunes sur le camp. Depuis sept ans, il est salarié agricole. « Je travaille depuis que j’ai 14 ans, c’est très compliqué de regarder vers l’avenir, mais je vous assure qu’on va tout faire pour arranger le futur », dit-il avec espoir. Il a passé toute la nuit sur le campement. « J’ai dormi, allongé, dans mon tracteur. »

Greg et un ami d’enfance, tous les eux employés agricoles. « Ça ne tiendrait qu’aux jeunes, les tracteurs seraient déjà sur Paris, mais les autres de la FNSEA sont plus sages que nous. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Sur les revendications, le discours se fait moins précis. L’un des autres jeunes de son groupe botte en touche. « Je ne sais pas, allez demander à ceux qui ont la casquette verte FNSEA, ils sauront vous répondre. » 

Mais les jeunes agriculteurs sont aussi plus fougueux. « Ça ne tiendrait qu’aux jeunes, les tracteurs seraient déjà sur Paris, mais les autres de la FNSEA sont plus sages que nous », lance Greg en rigolant. Et comme les tracteurs appartiennent aux exploitants, difficile pour les salariés comme lui de s’en emparer. Ils attendent patiemment les directives du syndicat.


Je travaille depuis que j’ai 14 ans, c’est très compliqué de regarder vers l’avenir.

Greg

De son côté, Greg est persuadé que dans la semaine, Rungis sera atteint par les renforts venus de toute la France. Une prédiction qui s’est révélée juste. Le mercredi 31 janvier, 79 agriculteurs de la Coordination rurale ont fini en garde à vue après une occupation avortée du marché international. 

Au niveau du campement, le temps passe. Deux motards de la police s’arrêtent avec un grand sourire et discutent avec quelques agriculteurs. « Ils sont vraiment sympas eux et ils sont avec nous. » Il faut dire que l’accueil des agriculteurs est chaleureux. La veille, les policiers sont restés un peu plus longtemps que prévu. « Ils ont bien vidé les fûts [de bière] ! », nous explique-t-on secrètement.

« Oh la la, comment ils l’ont chopé ! » 



D’où coup, tout s’agite. Des cris. « Oh ! Oh ! Arrête-toi ! » Un jeune homme sort des buissons qui longent l’autoroute et arrive sur le campement. Il n’est pas agriculteur. En un instant, des policiers de la BAC 95 lui tombent dessus. Il est attrapé à la veste, par les bras, puis sèchement à la nuque. Les agriculteurs rigolent de la situation. « Oh la la comment ils l’ont chopé ! » Des agents accourent de tous les côtés. Ils sont une dizaine à contrôler le jeune homme. Un des agents de la BAC arrive en trottinant. LBD à la main, il lâche, sourire aux lèvres : « Attention, je ne sais pas tirer ».

Je vais lui mettre un coup dans la tête.

Au même moment, d’autres agriculteurs arrivent en groupe en ricanant. L’un, avec une pelle sur l’épaule, raille la situation. Il lance, à une policière, qu’il va mettre « un coup dans la tête » au jeune homme. « Je n’aurai rien vu », répond l’agente, en blaguant. « Il n’a pas une tête de toxico ni de punk à chien lui au moins », lance un des jeunes agriculteurs. L’homme contrôlé explique qu’il est juste venu discuter. Une des policières, en lui montrant les quelques manifestants présents, lui explique que s’il a des choses à dire, « c’est le moment ». Il ne dira rien face à ceux qui le fixent avec moquerie. Au bout de quelques minutes, il sera renvoyé d’où il vient.

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En le voyant rebrousser chemin au milieu des branches et des ronces, tout le monde s’esclaffe. Juste après, le « Major » arrive et une policière glisse un mot en chuchotant aux agriculteurs. « Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire Fifou ! », se met à chanter la joyeuse bande. Les discussions fraternelles reprennent. Ensemble, ils regardent les voitures qui passent et klaxonnent. « Oh ! Le téléphone ! Ce n’est pas dans le code de la route ça ! » crie un policier à un automobiliste. Cette parenthèse se termine et tout reprend comme si de rien n’était.

Des motards de la police nationale s’arrêtent et discutent avec les manifestants. « Ils sont vraiment sympas eux et ils sont avec nous. » (Photo : Maxime Sirvins)

En milieu d’après-midi, le silence se fait et une grande enceinte diffuse le discours de politique générale de Gabriel Attal. Les réactions sont presque inexistantes, hormis quelques insultes. « Il aurait pu prendre plus de temps pour parler de nous », lance un des manifestants. Ce « nous » ne comprend cependant pas tous les syndicats agricoles. Des divergences profondes existent. 



« On ne peut pas tout changer du jour au lendemain » 



« Les autres sont plus dans la violence », explique une agricultrice en parlant des autres syndicats comme la Coordination rurale et la Confédération paysanne. Pour ce dernier, présent dans les luttes contre les mégabassines, le mot « extrémiste » est lâché. Ici, pas de convergence des luttes. « On n’a pas envie de récupération politique, ni de se faire voler notre mouvement par d’autres. On ne veut pas mélanger les messages. » Mais tout n’est pas si blanc ou noir envers les autres militants, dont les écologistes.

Je ne dis pas que l’on est contre les écolos, ils nous ont fait évoluer sur nos pratiques.

Nicolas

Pour Nicolas, betteravier, « certains ont d’autres visions et d’autres projets » avant de rajouter, « je ne dis pas que l’on est contre les écolos, ils nous ont fait évoluer sur nos pratiques ». Il affirme qu’il y a eu « des prises de conscience » et que « des conneries ont aussi été faites de leur côté » (le sien, N.D.L.R.) Mais pour lui, « il faut trouver un juste milieu, on ne peut pas tout changer du jour au lendemain sans solutions ». Pour Nicolas, « il y a plein de choses interdites en France » et pourtant, « on fait venir des produits qui n’ont pas les mêmes normes ». Il ajoute que ces marchandises viennent, en plus, de l’autre bout d’Europe. « Et après, on nous parle d’écologie ! »   

Le barrage sur l’A15 est sécurisé par les forces de l’ordre. Les agriculteurs ont pu installer des tonnelles et des tables. (Photo : Maxime Sirvins.)

« L’agriculture, c’est un super métier ! »

Emmanuelle est une jeune exploitante céréalière. Elle a hérité de la ferme familiale fin 2019. Avec une double casquette, elle cumule, en plus de son exploitation, un travail de relations presse sur Paris. « On n’a pas envie d’avoir une seule rentrée d’argent, les récoltes sont toujours incertaines et la retraite agricole est ridicule. » Son exploitation s’étend sur 190 hectares. C’est trois fois plus que la taille moyenne française d’après le ministère de l’Agriculture en 2020. 



Elle s’occupe de la vente des céréales, tandis que le reste du travail est délégué à un prestataire, le même qui emploie Greg. « L’agriculture, c’est un super métier, il faut le mettre en valeur ! Nous, céréaliers, on fait presque de la bourse, on fait attention aux fluctuations de prix sur le marché et on attend le meilleur moment pour le vendre. »

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Son discours porte principalement sur la simplification des normes : « À force de pondre des directives tous les quatre matins, certaines se contredisent. On nous demande d’arrêter les produits phytosanitaires, mais on ne nous donne pas d’alternatives ». Consciente du risque des pesticides, elle répond : « Depuis 15 ans, on a réduit, on a compris que c’était toxique. L’agriculture en France est raisonnée et très régulée. Mon père n’utilisait pas de gants ni de masques pour répandre, il est mort d’un cancer comme beaucoup d’autres ».

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Ils sont nombreux à se plaindre de « l’immense » charge administrative engendrée par ces normes. Un agro-industriel céréalier qui détient aussi des écuries, confie passer la moitié de son temps à remplir de la paperasse : « On n’a pas envie de travailler avec la peur. Si on oublie une simple case sur un papier, c’est le blâme. » Les produits phytosanitaires « aident les cultures à ne pas être dévastées, on aime les plantes au même titre que les animaux », assure-t-il. Avant de jeter son mégot par terre.

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