Converger sans la FNSEA, mission impossible ?

Plusieurs organisations salariales ont témoigné de leur soutien à la mobilisation du monde agricole en appelant les travailleurs à créer des liens. Un appel qui interroge alors que la voix de la mobilisation des agriculteurs reste fortement portée par la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs.

Pierre Jequier-Zalc  • 30 janvier 2024 libéré
Converger sans la FNSEA, mission impossible ?
© Quentin Top / Hans Lucas / AFP

Certaines images valent mieux que mille mots. Un sanglier pendu, puis éventré, en face des locaux de l’inspection du travail à Agen dans le Lot-et-Garonne. Le symbole est fort. Il a été choisi par des agriculteurs appartenant à la Coordination rurale, syndicat minoritaire classé à droite et souvent à la manœuvre des actions les plus radicales depuis le début du mouvement de colère des agriculteurs. Le message, lui, est limpide. L’inspection du travail représenterait l’une de ces instances de contrôle de normes trop nombreuses, inutiles.

Une action, en réalité, difficilement justifiable. Car l’inspection du travail a pour simple objectif de faire respecter le droit du travail. Une norme inutile ? « Nos collègues s’assurent du respect du code du travail et du code rural pour que les conditions de travail des salarié·es, intérimaires, saisonnier·es soient dignes, leur santé protégée et leur sécurité assurée, autant que faire se peut dans ces métiers très accidentogènes », répond la CGT ministère du Travail sur X (ex-Twitter).

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D’autant plus que ce ne sont pas les exemples qui manquent. L’été dernier, c’est un contrôle de l’inspection du travail qui révélait un vaste système d’esclavage moderne dans les vendanges du champagne. Des vendanges qui, toujours cet été, coûtaient la vie, a minima, à six travailleurs agricoles. « Les ‘normes’, ce sont par exemple les règles qui permettent d’éviter que les travailleur·es agricoles s’empoisonnent avec des agents chimiques dangereux, que des personnes soient blessées ou tuées du fait de machines agricoles dangereuses, ou encore que les travailleur·es saisonniers, auxquels l’agriculture a massivement recours, ne soient surexploités », poursuit la CGT de l’inspection du travail dans un communiqué.

Deux réalités qui ne partagent rien

Ces exemples illustrent parfaitement la complexité d’analyser la mobilisation actuelle des agriculteurs : entre Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, président d’un des plus grands groupes agroalimentaires français et propriétaire d’une exploitation de plus de 700 hectares, et Mamadou, sans-papiers ivoirien exploité dans les vignes champenoises, il y a plus qu’un monde d’écart : deux réalités qui ne partagent rien. Et entre ces deux-là figurent des petits agriculteurs, de jeunes paysans qui, pour beaucoup, sont tout autant éloignés des riches exploitants agricoles.

Ainsi, comme le rapporte Libération, les revenus annuels avant impôt des 10 % des agriculteurs les plus pauvres sont en moyenne… négatifs d’au moins 4 600 euros, quand les 10 % les plus riches engrangent au moins 80 000 euros. Des inégalités abyssales. Pourtant, c’est bien Arnaud Rousseau, le Bernard Arnault de l’agriculture, qui est aujourd’hui la voix la plus audible de ce mouvement de protestation. C’est par exemple lui qui, au 20 heures de TF1 le 26 janvier, était invité en grande pompe pour commenter les annonces de Gabriel Attal. Et appelait à « poursuivre la mobilisation ».

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Sur le terrain, en revanche, ce sont les voix des agriculteurs qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois qui émergent. Ceux qui gagnent quelques centaines d’euros par mois, ceux qui sentent leur travail dévalorisé, en perte de sens. C’est en entendant ces discours que plusieurs centrales syndicales ont rapidement pris position en faveur de ce mouvement social.

Le 25 janvier au matin, la CGT publie ainsi un communiqué appelant ses militants à « aller rencontrer » les agriculteurs mobilisés. « Comme les travailleuses et les travailleurs, notamment agricoles, de plus en plus de paysans ne vivent plus de leur travail. Dans le même temps, les prix de l’alimentation explosent et de plus en plus de salariés sont en difficulté pour manger correctement », écrit la confédération, qui fait le lien entre le contexte social du pays et la colère du monde agricole. Ce communiqué suit une prise de position similaire de Solidaires et précède de quelques heures un autre de Force ouvrière soutenant « le mouvement des travailleurs de l’agriculture ».

Le syndicalisme agricole est un syndicalisme d’exploitants, pas de salariés, et possède une culture politique et syndicale ancrée à droite.

É. Lynch

Pourtant, comme le rappelle Édouard Lynch, historien spécialiste des mobilisations agricoles à Lyon-II, il existe « structurellement une grande étanchéité entre les mobilisations agricoles et les mobilisations sociales. Le syndicalisme agricole est un syndicalisme d’exploitants, pas de salariés, et possède donc une culture politique et syndicale ancrée à droite, très différente des organisations salariales ».

Mais, cette fois, pas question pour les syndicats de travailleurs de regarder sans agir. « Les centrales ont été fortement bousculées par les gilets jaunes, un mouvement populaire qui s’est construit en dehors d’elles », expliquait Sophie Béroud, politiste spécialiste des syndicats, durant le mouvement contre la réforme des retraites. La crainte de passer à côté d’un nouveau mouvement populaire a peut-être joué dans ces prises de position rapides.

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« Dans le soutien actuel des organisations syndicales, il y a une ambiguïté. Par beaucoup d’aspects, elles ne se retrouvent ni dans les revendications ni dans les modes d’action. Mais tout le monde se retrouve sur le volet rémunération. Et tout le monde emboîte le pas pour soutenir un mouvement à dimension populaire qu’on peut difficilement laisser passer », souligne Édouard Lynch.

Pour faire face à cette ambiguïté, la CGT et Solidaires écrivent clairement qu’il faut se rapprocher de la Confédération paysanne, un syndicat des agriculteurs minoritaire et de gauche. Simon Duteil, codélégué général de Solidaires, voit dans ce mouvement une opportunité d’imposer un autre agenda que celui imposé par les positions productivistes de la FNSEA. « Le problème, ce ne sont pas les normes environnementales. Ce ne sont pas non plus les méchants écologistes. C’est le système de production qui exploite les paysans, indiquait-il à Politis il y a quelques jours. Il faut rebattre les cartes sur la répartition des richesses. Donc il faut faire des liens, il faut discuter. Peut-être qu’il peut y avoir des jonctions. De la question des salaires découle quasiment tout le reste. »

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Des liens qui, malgré tout, restent difficiles à tisser tant la Confédération paysanne est marginalisée dans la mobilisation actuelle. Elle n’en est pas à l’origine et l’a rejointe assez tardivement. En effet, c’est seulement le 24 janvier, alors que l’autoroute A64 était déjà bloquée depuis plusieurs jours, que celle-ci a publié un communiqué affirmant « sa pleine solidarité avec les mouvements d’agricultrices et d’agriculteurs en France ». Ainsi, quelques actions communes entre la Confédération et la CGT ont vu le jour, comme à Châteauroux lors d’une opération « caisses ouvertes » dans un Leclerc.

Une convergence ultra-minoritaire

Malgré cela, cette convergence reste ultra-minoritaire. Plusieurs vidéos sur les réseaux sociaux font même état d’agriculteurs refusant explicitement le soutien des centrales syndicales. « L’alliance des paysans et des ouvriers est mythifiée depuis Lénine, mais reste marginale. Et lorsqu’elle se réalise, c’est en dehors, voire contre la FNSEA », poursuit Édouard Lynch qui cite des exemples comme les Paysans travailleurs, dans les années 1970.

Comment, en effet, converger alors que les intérêts des porteurs de cette mobilisation sont parfois en frontale opposition avec celles des plus précaires, travailleurs agricoles compris ? À ce titre, il faut se plonger dans les communiqués d’ouvriers agricoles syndiqués à la CGT. Par exemple, pas plus tard qu’en décembre 2023, l’Union syndicale régionale agroalimentaire et forestière de la CGT Rhône-Alpes publiait un tract au vitriol contre la FDSEA, déclinaison départementale de la FNSEA. « Les employeurs ne peuvent se contenter du seul encaissement des profits ! La réponse de la FDSEA des Savoie est catégorique, c’est non pour quelque augmentation que ce soit. Ni sur les salaires, ni sur une prime, ni l’ancienneté, rien que du mépris ! Les uns encaissent, les autres subissent. »

Dans notre combat pour une vie digne, nous faisons face à un patronat agricole des plus rétrogrades.

Même son de cloche pour la CGT des gardien·nes de troupeaux dans l’Isère. Dans un communiqué en réaction à la mobilisation, elle dénonce : « Dans notre combat pour une vie digne, nous faisons face à un patronat agricole des plus rétrogrades, incarné par la FNSEA, les Jeunes Agriculteurs (JA) et la Coordination rurale. » Soit les trois organisations au cœur de la mobilisation actuelle des agriculteurs.

Le syndicat conclut son communiqué ainsi : « Des solutions existent pour en finir avec leur système mortifère, elles passent par des convergences nouvelles entre la classe ouvrière et les petits paysans exploités. » Des convergences qui restent à l’état de souhait tant le trio FNSEA, JA, Coordination rurale tient pour l’instant d’une main de fer la colère actuelle, et donc les revendications qui en découlent.

Une mainmise qu’il faudrait donc remettre en question pour réellement créer des « convergences ». Ce qui reste improbable, à ce stade, pour Édouard Lynch. « Cela n’a jamais véritablement marché. En grande majorité, l’agriculteur se pense d’abord comme un exploitant, un indépendant. Le monde du salariat n’est pas le leur, même si leurs revenus peuvent être tout aussi, voire plus faibles. » Là réside finalement l’enjeu. Si les réalités de nombreux agriculteurs peuvent tout à fait retrouver celles d’autres travailleurs précarisés, les solutions apportées par les syndicats d’exploitants n’y répondent tout simplement pas.

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Société
Publié dans le dossier
Agriculture : sortie de crise ?
Temps de lecture : 8 minutes
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